Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome III.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

boursoufle à un feu violent, et qu’il se vitrifie sans aucun intermède : ces faits paraissent opposés, et néanmoins peuvent se concilier. Il est certain que le jade, quoique très dur, se durcit encore au feu ; et cette propriété le rapproche déjà des serpentines et autres pierres talqueuses, qui deviennent d’autant plus dures qu’elles sont plus violemment chauffées ; et, comme il y a des ardoises et des schistes dont la densité approche assez de celle du jade[1], on pourrait imaginer que le fond de la substance de cette pierre est un schiste qui, ayant été pénétré d’une forte quantité de suc quartzeux, a acquis cette demi-transparence et pris autant et plus de dureté que le quartz même ; et, si le jade se fond et se vitrifie sans intermède, comme le dit M. Demeste, on pourrait croire aussi qu’il est entré du schorl dans sa composition, et que c’est par ce mélange qu’il a acquis sa densité et sa fusibilité.

Néanmoins le poli terne, gras et savonneux de tous les jades, ainsi que leur endurcissement au feu, indiquent évidemment que leur substance n’est composée que d’une matière talqueuse dont ces deux qualités sont les principaux caractères ; et les deux autres propriétés par lesquelles on serait en droit de juger de la nature du jade, c’est-à-dire sa dureté et sa densité, pourraient bien ne lui avoir pas été données par la nature, mais imprimées par le secours de l’art et principalement par l’action du feu, d’autant que jusqu’ici l’on n’a pas vu des jades dans leurs carrières ni même en masses brutes, et qu’on ne les connaît qu’en morceaux travaillés : d’ailleurs le jade n’est pas, comme les autres produits de la nature, universellement répandu ; je ne sache pas qu’il y en ait en Europe. Le jade blanc vient de la Chine, le vert de l’Indoustan, et l’olivâtre de l’Amérique méridionale[2] ; nous ne connaissons que ces trois sortes de jades qui, quoique produits ou travaillés dans des régions si éloignées les unes des autres, ne diffèrent néanmoins que par les couleurs ; il s’en trouve de même dans quelques autres contrées des deux Indes[3], mais toujours en morceaux isolés et travaillés ; cela seul suffirait pour nous faire soupçonner que cette matière, telle que nous la connaissons, n’est pas un produit immédiat de la nature ; et je me persuade que ce n’est qu’après l’avoir travaillée qu’on lui a donné, par le moyen du feu, sa très grande dureté ; car de toutes les pierres vitreuses le jade est la plus dure, les meilleures limes ne l’entament pas, et l’on prétend qu’on ne peut le travailler qu’avec la poudre de diamant ; néanmoins les anciens Américains en avaient fait des haches, et sans doute ils ne s’étaient pas servis de poudre de diamant pour donner au jade cette forme tranchante et régulière. J’ai vu plusieurs de ces haches de jade olivâtre de différente grandeur ; j’en ai vu d’autres morceaux travaillés en forme de cylindre et percés d’un bout à l’autre, ce qui suppose l’action d’un instrument plus dur que la pierre ; or, les Américains n’avaient aucun outil de fer, et ceux de notre acier ne peuvent percer le jade dans l’état où nous

  1. La pesanteur spécifique du schiste qui couvre les bancs d’ardoise est de 28 276.
  2. La rivière de Topayos, qui descend des mines du Brésil, est habitée par des Indiens ; les Portugais y ont des forts, et c’est chez les Topayos qu’on trouve aujourd’hui plus facilement qu’ailleurs de ces pierres vertes, connues sous le nom de pierres des Amazones, dont on ignore l’origine, et qui ont été longtemps recherchées pour la vertu qu’on leur attribuait de guérir de la pierre, de la colique néphrétique et de l’épilepsie. Elles ne diffèrent ni en dureté ni en couleur du jade oriental ; elles résistent à la lime, et l’on a peine à s’imaginer comment les anciens habitants du pays ont pu les tailler et leur donner différentes figures d’animaux. M. de La Condamine observe que ces pierres vertes deviennent plus rares de jour en jour, autant parce que les Indiens, qui en font grand cas, ne s’en défont pas volontiers, que parce qu’on en fait passer un fort grand nombre en Europe. Histoire générale des Voyages, t. XIV, p. 42 et 43.
  3. On nous assure qu’il y a du jade vert à Sumatra, et M. de La Condamine dit qu’on trouve du jade olivâtre sur les côtes de la mer du Sud au Pérou, aussi bien que sur les terres voisines de la rivière des Amazones.