Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome III.djvu/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Comment d’ailleurs se prêter à la supposition forcée que la nature ait réservé exclusivement à l’Amérique cette production qui peut se trouver dans tous les lieux où elle a formé des cristaux ; et ne devons-nous pas être circonspects lorsqu’il s’agit d’admettre des faits extraordinaires et isolés comme le serait celui-ci ? Mais, indépendamment de la multitude des témoignages anciens, qui prouvent que les émeraudes étaient connues et communes dans l’ancien continent avant la découverte du nouveau, on sait, par des observations récentes, qu’il se trouve aujourd’hui des émeraudes en Allemagne[1], en Angleterre, en Italie ; et il serait bien étrange, quoi qu’en disent quelques voyageurs, qu’il n’y en eût point en Asie. Tavernier et Chardin ont écrit que les terres de l’Orient ne produisaient point d’émeraudes, et néanmoins Chardin, relateur véridique, convient qu’avant la découverte du nouveau monde les Persans tiraient des émeraudes de l’Égypte, et que leurs anciens poètes en font mention[2] ; que, de son temps, on connaissait en Perse trois sortes de ces pierres, savoir : l’émeraude d’Égypte, qui est la plus belle, ensuite les émeraudes vieilles et les émeraudes nouvelles : il dit même avoir vu plusieurs de ces pierres, mais il n’en indique pas les différences, et il se contente d’ajouter que, quoiqu’elles soient d’une très belle couleur et d’un poli vif, il croit en avoir vu d’aussi belles qui venaient des Indes occidentales ; ceci prouverait ce que l’on doit présumer avec raison, c’est que l’émeraude se trouve dans l’ancien continent aussi bien que dans le nouveau, et qu’elle est de même nature en tous lieux ; mais, comme l’on n’en connaît plus les mines en Égypte ni dans l’Inde, et que néanmoins il y avait beaucoup d’émeraudes en Orient avant la découverte du nouveau monde, ces voyageurs ont imaginé que ces anciennes émeraudes avaient été apportées du Pérou aux Philippines, et de là aux Indes orientales et en Égypte. Selon Tavernier, les anciens Péruviens en faisaient commerce[3] avec les habitants des îles

  1. Il est parlé dans quelques relations d’une tasse d’émeraude de la grandeur d’une tasse ordinaire, qui est conservée à Vienne dans le Cabinet de l’Empereur, et que des morceaux qu’on a ménagés, en creusant cette tasse, on a fait une garniture complète pour l’impératrice. Voyez la Relation historique du voyage en Allemagne ; Lyon, 1676, p. 9 et 10.
  2. Sefi-kouli-kan, gouverneur d’Irivan, m’apprit que, dans les poètes persans, les émeraudes de vieille roche sont appelées émeraudes d’Égypte, et qu’on tient qu’il y en avait une mine en Égypte, qui est à présent perdue. Voyage de Chardinetc. ; Londres, 1686, p. 264.
  3. Pour ce qui est enfin de l’émeraude, c’est une erreur ancienne de bien des gens de croire qu’elle se trouve originairement dans l’Orient, parce qu’avant la découverte de l’Amérique l’on n’en pouvait autrement juger ; et même encore aujourd’hui, la plupart des joailliers et orfèvres, d’abord qu’ils voient une émeraude de couleur haute et tirant sur le noir, ont accoutumé de dire que c’est une émeraude orientale : je crois bien qu’avant que l’on eût découvert cette partie du monde que l’on appelle vulgairement les Indes occidentales, les émeraudes s’apportaient d’Asie en Europe, mais elles venaient des sources du royaume du Pérou ; car les Américains, avant que nous les eussions connus, trafiquaient dans les îles Philippines où ils apportaient de l’or et de l’argent, mais plus d’argent que d’or, vu qu’il y a plus de profit à l’un qu’à l’autre, à cause de la quantité de mines d’or qui se trouvent dans l’Orient : aujourd’hui encore, ce même négoce continue, et ceux du Pérou passent tous les ans aux Philippines avec deux ou trois vaisseaux où ils ne portent que de l’argent et quelque peu d’émeraudes brutes, et même depuis quelques années ils cessent d’y porter des émeraudes, les envoyant toutes en Europe par la mer du Nord. L’an 1660, je les ai vu donner à vingt pour cent meilleur marché qu’elles ne vaudraient en France. Ces Américains étant arrivés aux Philippines, ceux du Bengale, d’Aracan, de Péhu, de Goa et d’autres lieux y portent toutes sortes de toiles et quantité de pierres en œuvre, comme diamants, rubis, avec plusieurs ouvrages d’or, étoffes de soie et tapis de Perse ; mais il faut remarquer qu’ils ne peuvent rien vendre directement à ceux du Pérou, mais à ceux qui résident aux Manilles, et ceux-ci les revendent aux Américains ; et même, si quelqu’un obtenait la permission de retourner de Goa en Espagne par la mer du Sud, il serait obligé de donner son