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les anciens donnaient le nom générique de smaragdes, ils avaient néanmoins très bien su distinguer et connaître l’émeraude véritable qu’ils caractérisent, à ne pas s’y méprendre, par sa couleur, sa transparence et son éclat[1]. L’on doit en effet la séparer et la placer à une grande distance de toutes les autres pierres vertes, telles que les prases, les fluors verts, les malachites et les autres pierres vertes opaques de la classe du jaspe, auxquelles les anciens appliquaient improprement et génériquement le nom de smaragdes.

Ce n’était donc pas de l’émeraude, mais de quelques-uns de ces faux et grands smaragdes qu’étaient faites les colonnes et les statues prétendues d’émeraude dont parle l’antiquité[2] ; de même que les très grands vases ou morceaux d’émeraudes que l’on montre encore aujourd’hui dans quelques endroits, tels que la grande jatte du trésor de Gênes[3], la pierre verte pesant vingt-neuf livres, donnée par Charlemagne au couvent de Reichenau, près Constance[4], ne sont que des primes ou des prases, ou même des verres factices : or, comme ces émeraudes supposées ne prouvent rien aujourd’hui contre l’existence de la véritable émeraude, ces mêmes erreurs, dans l’antiquité, ne prouvent pas davantage.

D’après tous ces faits, comment peut-on douter de l’existence de l’émeraude en Italie, en Grèce et dans les autres parties de l’ancien continent avant la découverte du nouveau ?

    table, est la bactriane, à laquelle Pline attribue la même dureté et le même éclat qu’à l’émeraude scythique, mais qui, ajoute-t-il, est toujours fort petite. La troisième, qu’il nomme émeraude de Coptos et qu’il dit être en morceaux assez gros, mais qui est moins parfaite, moins transparente et n’ayant pas le vif éclat des deux premières. Les neuf autres sortes étaient celles de Chypre, d’Éthiopie, d’Herminie, de Perse, de Médie, de l’Attique, de Lacédémone, de Carthage, et celle d’Arabie, nommée cholus… La plupart de celles-ci, disent les anciens eux-mêmes, ne méritent plus le nom d’émeraudes, et n’étaient, suivant l’expression de Théophraste, que de fausses émeraudes, pseudosmaragdi, nos 45 et 46. On les trouvait communément dans les environs des mines de cuivre, circonstance qui peut nous les faire regarder comme des fluors verts, ou peut-être même des malachites.

  1. Voyez Théophraste, no 14 ; et Pline, liv. xxxvii, no 16.
  2. Telle était encore la statue de Minerve, faite d’émeraude, ouvrage fameux de Dipœnus et Scyllis. V. Jun. de Pict. vet.
  3. M. de La Condamine, qui s’est trouvé à Gênes avec MM. les princes Corsini, petits-neveux du pape Clément XII, a eu par leur moyen occasion d’examiner attentivement ce vase à la lueur d’un flambeau. La couleur lui en a paru d’un vert très foncé ; il n’y aperçut pas la moindre trace de ces glaces, pailles, nuages et autres défauts de transparence si communs dans les émeraudes et dans toutes les pierres précieuses un peu grosses, même dans le cristal de roche, mais il y distingua très bien plusieurs petits vides semblables à des bulles d’air, de forme ronde ou oblongue, telles qu’il s’en trouve communément dans les cristaux ou verres fondus, soit blancs, soit colorés…

    Le doute de M. de La Condamine sur ce vase soi-disant d’émeraude n’est pas nouveau. Il est, dit-il, clairement indiqué par les expressions qu’employait Guillaume, archevêque de Tyr, il y a quatre siècles, en disant qu’à la prise de Césarée, ce vase échut pour une grande somme d’argent aux Génois, qui le crurent d’émeraude, et qui le montrent encore comme tel et comme miraculeux aux voyageurs. Au reste, continue l’auteur, il ne tient qu’à ceux à qui ces soupçons peuvent déplaire de les détruire s’ils ne sont pas fondés. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1757, p. 340 et suiv.

  4. On me montra (à l’abbaye de Reichenau, près de Constance) une prétendue émeraude d’une prodigieuse grandeur ; elle a quatre côtés inégaux, dont le plus petit n’a pas moins de neuf pouces et dont le plus long a près de deux pieds ; son épaisseur est d’un pouce, et son poids de vingt-neuf livres. Le supérieur du couvent l’estime cinquante mille florins ; mais ce prix se réduirait à bien peu si, comme je le présume, cette émeraude n’était autre chose qu’un spath fluor transparent d’un assez beau vert. Lettres de M. William Coxe sur l’état de la Suisse, p. 21.