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Les anciens attribuaient aussi quelques propriétés imaginaires à l’émeraude ; ils croyaient que sa couleur gaie la rendait propre à chasser la tristesse, et faisait disparaître les fantômes mélancoliques, appelés mauvais esprits par le vulgaire. Ils donnaient de plus à l’émeraude toutes les prétendues vertus des autres pierres précieuses contre les poisons et différentes maladies. Séduits par l’éclat de ces pierres brillantes, ils s’étaient plu à leur imaginer autant de vertus que de beauté ; mais, au physique comme au moral, les qualités extérieures les plus brillantes ne sont pas toujours l’indice du mérite le plus réel ; les émeraudes, réduites en poudre et prises intérieurement, ne peuvent agir autrement que comme des poudres vitreuses, action sans doute peu curative et même peu salutaire ; et c’est avec raison que l’on a rejeté du nombre de nos remèdes d’usage cette poudre d’émeraude et les cinq fragments précieux, autrefois si fameux dans la médecine galénique.

Je ne me suis si fort étendu sur les propriétés réelles et imaginaires de l’émeraude, que pour mieux démontrer qu’elle était bien connue des anciens, et je ne conçois pas comment on a pu de nos jours révoquer en doute l’existence de cette pierre dans l’ancien continent, et nier que l’antiquité en eût jamais eu connaissance. C’est cependant l’assertion d’un auteur récent[1], qui prétend que les anciens n’avaient pas connu l’émeraude, sous prétexte que, dans le nombre des pierres auxquelles ils ont donné le nom de smaragdus, plusieurs ne sont pas des émeraudes ; mais il n’a pas pensé que ce mot smaragdus était une dénomination générique pour toutes les pierres vertes, puisque Pline comprend sous ce nom des pierres opaques qui semblent n’être que des prases ou même des jaspes verts ; mais cela n’empêche pas que la véritable émeraude ne soit du nombre de ces smaragdes des anciens : il est même assez étonnant que cet auteur, d’ailleurs très estimable et fort instruit, n’ait pas reconnu la véritable émeraude aux traits vifs et brillants et aux caractères très distinctifs sous lesquels Pline a su la dépeindre. Et pourquoi chercher à atténuer la force des témoignages en ne les rapportant pas exactement ? Par exemple, l’auteur cite Théophraste comme ayant parlé d’une émeraude de quatre coudées de longueur, et d’un obélisque d’émeraude de quarante coudées ; mais il n’ajoute pas que le naturaliste grec témoigne sur ces faits un doute très marqué, ce qui prouve qu’il connaissait assez la véritable émeraude pour être bien persuadé qu’on n’en avait jamais vu de cette grandeur : en effet, Théophraste dit en propres termes que l’émeraude est rare et ne se trouve jamais en grand volume[2], « à moins, ajoute-t-il, qu’on ne croie aux Mémoires égyptiens, qui parlent de quatre et de quarante coudées ; » mais ce sont choses, continue-t-il, qu’il faut laisser sur leur bonne foi[3] ; et à l’égard de la colonne tronquée ou du cippe d’émeraude du temple d’Hercule, à Tyr, dont Hérodote fait aussi mention, il dit que c’est sans doute une fausse émeraude[4]. Nous conviendrons, avec M. Dutens, que des dix ou douze sortes de smaragdes dont Pline fait l’énumération, la plupart ne sont en effet que de fausses émeraudes ; mais il a dû voir comme nous que Pline en distingue trois comme supérieures à toutes les autres[5]. Il est donc évident que, dans ce grand nombre de pierres auxquelles

    rapporte la gravure des émeraudes à une époque qui répond en Grèce au règne du dernier des Tarquins. — Selon Clément Alexandrin, le fameux cachet de Polycrate était une émeraude gravée par Théodore de Samos (B. Clem. Alex., Pædag., lib. iii). — Lorsque Lucullus, ce Romain si célèbre par ses richesses et par son luxe, aborde à Alexandrie, Ptolémée, occupé du soin de lui plaire, ne trouve rien de plus précieux à lui offrir qu’une émeraude sur laquelle était gravé le portrait du monarque égyptien. Plut. in Lucull.

  1. M. Dutens.
  2. Ἔστι δὲ σπανία, καὶ τὸ μέγεθος οὐ μεγάλη. De Lapid., p. 87.
  3. « Atque hæc quidem ita ab ipsis referentur. » Ibidem.
  4. « Nisi fortè pseudosmaragdus sit. » Ibidem.
  5. La première est l’émeraude nommée par les anciens pierre de Scythie, et qu’ils ont dit être la plus belle de toutes. La seconde, qui nous paraît être aussi une émeraude véri-