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ne s’oppose à l’idée de la transmutation[NdÉ 1] ou de l’ennoblissement des métaux que le peu de puissance de notre art, en comparaison des forces de la nature, et puisqu’elle peut convertir les éléments, n’a-t-elle pas pu, ne pourrait-elle pas encore transmuer les substances métalliques ? Les chimistes ont cru, pour l’honneur du nom, devoir rejeter toutes les idées des alchimistes ; ils ont même dédaigné d’étudier et de suivre leurs procédés ; ils ont cependant adopté leur langue, leurs caractères et même quelques-unes des obscurités de leurs principes ; le phlogistique, si ce n’est pas le feu fixe animé par l’air, le minéralisateur, si ce n’est pas encore le feu contenu dans les pyrites et dans les acides, me paraissent aussi précaires que la terre mercurielle et l’eau des métaux ; nous croyons devoir rejeter également tout ce qui n’existe pas comme tout ce qui ne s’entend pas, c’est-à-dire tout ce dont on ne peut avoir une idée nette ; nous tâcherons donc, en faisant l’histoire du mercure, d’en écarter les fables autant que les chimères.

Considérant d’abord le mercure tel que la nature nous l’offre, nous voyons qu’il ne se trouve que dans les couches de la terre formées par le dépôt des eaux ; qu’il n’occupe pas, comme les métaux, les fentes perpendiculaires de la roche du globe, qu’il ne gît pas dans le quartz, et n’en est même jamais accompagné, qu’il n’est point mêlé dans les minerais des autres métaux ; que sa mine, à laquelle on donne le nom de cinabre, n’est point un vrai minerai, mais un composé, par simple juxtaposition, de soufre et de mercure réunis, qui ne se trouve que dans les montagnes à couches, et jamais dans les montagnes primitives ; que par conséquent la formation de ces mines de mercure est postérieure à celle des mines primordiales des métaux, puisqu’elle suppose le soufre déjà formé par la décomposition des pyrites ; nous verrons de plus que ce n’est que très rarement que le mercure se présente dans un état coulant, et que, quoiqu’il ait moins d’affinité que la plupart des métaux avec le soufre, il ne s’est néanmoins incorporé qu’avec les pierres ou les terres qui en sont surchargées ; que jamais il ne leur est assez intimement uni pour n’en pas être aisément séparé, qu’il n’est même entré dans ces terres sulfureuses que par une sorte d’imbibition, comme l’eau entre dans les autres terres, et qu’il a dû les pénétrer toutes les fois qu’il s’est trouvé réduit en vapeurs ; qu’enfin il ne se trouve qu’en quelques endroits particuliers, où le soufre s’est lui-même trouvé en grande quantité, et réduit en foie de soufre par des alcalis ou des terres calcaires, qui lui ont donné l’affinité nécessaire à son union avec le mercure : il ne se trouve, en effet, en quantité sensible que dans ces seuls endroits ; partout ailleurs, il n’est que disséminé en particules si ténues qu’on ne peut les rassembler, ni même les apercevoir que dans quelques circonstances particulières. Tout cela peut se démontrer en comparant attentivement les observations et les faits, et nous allons en donner les preuves dans le même ordre que nous venons de présenter ces assertions.

Des trois grandes mines de mercure, et dont chacune suffirait seule aux besoins de tout l’univers, deux sont en Europe et une en Amérique ; toutes trois se présentent sous la forme solide de cinabre : la première de ces mines est celle d’Idria dans la Carniole[1] ;

  1. Idria est une petite ville située dans la Carniole, dans un vallon très profond, sur les deux bords de la rivière d’Idria, dont elle porte le nom ; elle est entourée de hautes montagnes de pierres calcaires qui portent sur un schiste ou ardoise noire, dans les couches duquel sont les travaux des fameuses mines de mercure ; l’épaisseur de ce schiste pénétré de mercure et de cinabre est d’environ vingt toises d’Idria, et sa largeur ou étendue est de
  1. Le lecteur sera frappé de la hardiesse des pensées qu’émet ici Buffon. Pour lui, tous les corps minéraux ne sont produits que par la « transmutation » les uns des autres. Dans ces derniers temps, les expériences de Lockyer, en montrant que très probablement la plupart des éléments chimiques, considérés comme simples, ne sont que des états différents d’un même corps, ont donné une grande probabilité à l’opinion émise par Buffon. (Voyez mon Introduction à cette édition.)

    [Note de Wikisource : Lockyer a émis l’hypothèse, sur la base d’études spectroscopiques de corps simples placés au feu puis dans un arc électrique, que les atomes composant les corps simples, que l’on pensait jusque là être les constituants ultimes de la matière, doivent se dissocier eux-mêmes en des composants plus élémentaires ; cette intuition a été confirmée quelques décennies plus tard par la découverte de la radioactivité.

    Pour autant, cela ne signifie absolument pas que les éléments chimiques sont absolument des « états d’un même corps », corps qui, aux yeux de Lockyer, aurait été l’hélium, puisqu’il reste impossible de transmuter un élément en un autre par des transformations physiques ou chimiques, et qu’il est nécessaire pour cela de recourir à d’autres types de réactions, dites nucléaires. Cela signifie seulement qu’il existe des particules subatomiques (à savoir : protons, neutrons et électrons), dont sont constitués tous les atomes, de quelque élément qu’ils soient, et qu’un élément chimique est déterminé par le nombre de particules subatomiques (ou, plus précisément, par le seul nombre des protons) que ses atomes contiennent.]