Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome III.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ricaines et dépeuplé l’Europe : quelle différence pour la nature et pour l’humanité, si les myriades de malheureux qui ont péri dans ces fouilles profondes des entrailles de la terre eussent employé leurs bras à la culture de sa surface ! Ils auraient changé l’aspect brut et sauvage de leurs terres informes en guérets réguliers, en riantes campagnes aussi fécondes qu’elles étaient stériles et qu’elles le sont encore : mais les conquérants ont-ils jamais entendu la voix de la sagesse, ni même le cri de la pitié ? Leurs seules vues sont la déprédation et la destruction ; ils se permettent tous les excès du fort contre le faible ; la mesure de leur gloire est celle de leurs crimes, et leur triomphe l’opprobre de la vertu. En dépeuplant ce nouveau monde, ils l’ont défiguré et presque anéanti ; les victimes sans nombre qu’ils ont immolées à leur cupidité mal entendue auront toujours des voix qui réclameront à jamais contre leur cruauté : tout l’or qu’on a tiré de l’Amérique pèse peut-être moins que le sang humain qu’on y a répandu.

Comme cette terre était de toutes la plus nouvelle, la plus intacte et la plus récemment peuplée, elle brillait encore, il y a trois siècles, de tout l’or et l’argent que la nature y avait versé avec profusion ; les naturels n’en avaient ramassé que pour leur commodité, et non par besoin ni par cupidité ; ils en avaient fait des instruments, des vases, des ornements, et non pas des monnaies ou des signes de richesse exclusifs[1] ; ils en estimaient la valeur par l’usage, et auraient préféré notre fer s’ils eussent eu l’art de l’employer : quelle dut être leur surprise lorsqu’ils virent des hommes sacrifier la vie de tant d’autres hommes, et quelquefois la leur propre à la recherche de cet or, que souvent ils dédaignaient de mettre en œuvre ? Les Péruviens rachetèrent leur roi, que cependant on ne leur rendit pas, pour plusieurs milliers pesant d’or[2] : les Mexicains en avaient fait à peu près autant et furent trompés de même ; et, pour couvrir l’horreur de ces violations, ou plutôt pour étouffer les germes d’une vengeance éternelle, on finit par exterminer presque en entier ces malheureuses nations ; car à peine reste-t-il la millième partie des anciens peuples auxquels ces terres appartenaient, et sur lesquelles leurs descendants, en très petit nombre, languissent dans l’esclavage ou mènent une vie fugitive. Pourquoi donc n’a-t-on pas préféré de partager avec eux ces terres qui faisaient leur domaine ? Pourquoi ne leur en céderait-on pas quelque portion aujourd’hui, puisqu’elles sont si vastes et plus d’aux trois quarts incultes, d’autant qu’on n’a plus rien à redouter de leur nombre ? Vaines représentations, hélas ! en faveur de l’humanité. Le philosophe pourra les approuver, mais les hommes puissants daigneront-ils les entendre ?

Laissons donc cette morale affligeante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de revenir à la vue du triste spectacle que nous présentent les travaux des mines en Amérique : je n’en dois pas moins indiquer ici les lieux où elles se trouvent, comme je l’ai fait pour les autres parties du monde ; et, à commencer par l’île de Saint-Domingue, nous trouverons qu’il y a des mines d’or dans une montagne près de la ville de Sant-Iago-Cavallero, et que les eaux qui en descendent entraînent et déposent de gros grains d’or[3] : qu’il y en a de

  1. « Scelus fecit qui primus ex auro denarium signavit. » Pline.
  2. L’or était si commun au Pérou, que, le jour de la prise du roi Atabalipa par les Espagnols, ils se firent donner de l’or pour deux millions de pistoles d’Espagne ; on peut dire à peu près la même chose de ce qu’ils tirèrent du Mexique, après la prise du roi Montézuma. Histoire universelle des Voyages, par Montfraisier ; Paris, 1707, p. 318.
  3. Histoire des Aventuriers ; Paris, 1680, t. Ier, p. 70. — La rivière de Cibao, dans l’île d’Espagne, était la plus célèbre par la grande quantité d’or qu’on trouvait dans les sables. Histoire des Voyages, par Montfraisier, p. 319. — Charlevoix raconte qu’on trouva à Saint-Domingue, sur le bord de la rivière Hayna, un morceau d’or si grand qu’il pesait trois mille six cents écus d’or, et qui était si pur que les orfèvres jugèrent qu’il n’y aurait pas trois cents écus de déchet à la fonte : il y avait dans ce morceau quelques petites veines de pierre, mais ce n’étaient guère que des taches qui avaient peu de profondeur. Histoire de Saint-