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longtemps et n’ont été qu’assez rarement interrompues ; il se pourrait donc en effet qu’il y eût encore à la Chine des mines intactes et riches, comme dans les contrées heureuses où les hommes n’ont pas été forcés de les fouiller ; car les travaux des mines, dans le nouveau monde, ont fait périr en moins de deux ou trois siècles plusieurs millions d’hommes[1] ; et cette plaie énorme faite à l’humanité, loin de nous avoir procuré des richesses réelles, n’a servi qu’à nous surcharger d’un poids aussi lourd qu’inutile. Le prix des denrées étant toujours proportionnel à la quantité du métal qui n’en est que le signe, l’augmentation de cette quantité est plutôt un mal qu’un bien : vingt fois moins d’or et d’argent rendraient le commerce vingt fois plus léger, puisque tout signe en grosse masse, toute représentation en grand volume, est plus pénible à transporter, coûte plus à manier, et circule moins aisément qu’une petite quantité qui représenterait également et aussi bien la valeur de toute chose. Avant la découverte du nouveau monde, il y avait réellement vingt fois moins d’or et d’argent en Europe, mais les denrées coûtaient vingt fois moins : qu’avons-nous donc acquis avec ces millions de métal ? La charge de leur poids.

Et cette surcharge de quantité deviendrait encore plus grande et peut-être immense, si la cupidité ne s’opposait pas à elle-même des obstacles et n’était arrêtée par des bornes qu’elle ne peut franchir : quelque ardente qu’ait été dans tous les temps la soif de l’or, on n’a pas toujours eu les mêmes moyens de l’étancher, ces moyens ont même diminué d’autant plus qu’on s’en est plus servi ; par exemple, en supposant, comme nous le faisons ici, qu’avant la conquête du Mexique et du Pérou, il n’y eût en Europe que la vingtième partie de l’or et de l’argent qui s’y trouve aujourd’hui, il est certain que le profit de l’extraction de ces mines étrangères, dans les premières années pendant lesquelles on a doublé cette première quantité, a été plus grand que le profit d’un pareil nombre d’années pendant lesquelles on l’a triplé, et encore bien plus grand que celui des années subséquentes ; le bénéfice réel a donc diminué en même proportion que le nombre des années s’est augmenté, en supposant égalité de produit dans chacune, et, si l’on trouvait actuellement une mine assez riche pour en tirer autant d’or qu’il y en avait en Europe avant la découverte du nouveau monde, le profit de cette mine ne serait aujourd’hui que d’un vingtième, tandis qu’alors il aurait été du double ; ainsi, plus on a fouillé ces mines riches, et plus on s’est appauvri : richesse toujours fictive, et pauvreté réelle dans le premier comme le dernier temps ; masses d’or et d’argent, signes lourds, monnaies pesantes, dont, loin de l’augmenter, on devrait diminuer la quantité en fermant ces mines comme autant de gouffres funestes à l’humanité, d’autant qu’aujourd’hui leur produit suffit à peine pour la subsistance des malheureux qu’on y emploie ou condamne ; mais jamais les nations ne se confédéreront pour un bien général à faire au genre humain, et rien ici ne peut nous consoler, sinon l’espérance très fondée que dans quelques siècles, et peut-être plus tôt, on sera forcé d’abandonner ces affreux travaux, que l’or même, devenu trop commun, ne pourra plus payer.

En attendant, nous sommes obligés de suivre le torrent, et je manquerais à mon objet si je ne faisais pas ici mention de tous les lieux qui nous fournissent, ou peuvent nous fournir ce métal, lequel ne deviendra vil que quand les hommes s’ennobliront par des vues de sagesse dont nous sommes encore bien éloignés. On continuera donc à chercher l’or partout où il pourra se trouver, sans faire attention que, si la recherche coûte à peu près autant que tout autre travail, il n’y a nulle raison d’y employer des hommes qui, par la culture de la terre, se procureraient une subsistance aussi sûre, et augmenteraient en même temps la richesse réelle, le vrai bien de toute société, par l’abondance des denrées, tandis que celle du métal ne peut y produire que le mal de la disette et d’un surcroît de cherté.

Nous avons en France plusieurs rivières ou ruisseaux qui charrient de l’or en paillettes,

  1. Voyez le livre de Las Casas sur la destruction des Indiens.