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Après avoir exposé les différentes qualités de la fonte de fer et les différentes altérations que la seule action du feu peut lui faire subir jusqu’à sa destruction, il faut reprendre cette fonte au point où notre art la convertit en une nouvelle matière que la nature ne nous offre nulle part sous cette forme, c’est-à-dire en fer et en acier, qui de toutes les substances métalliques sont les plus difficiles à traiter, et doivent pour ainsi dire toutes leurs qualités à la main et au travail de l’homme ; mais ce sont aussi les matières qui, comme par dédommagement, lui sont les plus utiles et plus nécessaires que tous les autres métaux, dont les plus précieux n’ont de valeur que par nos conventions, puisque les hommes qui ignorent cette valeur de convention donnent volontiers un morceau d’or pour un clou ; en effet, si l’on estime les matières par leur utilité physique, le sauvage a raison, et si nous les estimons par le travail qu’elles coûtent, nous trouverons encore qu’il n’a pas moins raison : que de difficultés à vaincre ! que de problèmes à résoudre ! combien d’arts accumulés les uns sur les autres ne faut-il pas pour faire ce clou ou cette épingle dont nous faisons si peu de cas ? D’abord, de toutes les substances métalliques, la mine de fer est la plus difficile à fondre[1] ; il s’est passé bien des siècles avant qu’on en ait trouvé les moyens : on sait que les Péruviens et les Mexicains n’avaient en ouvrages travaillés que de l’or, de l’argent, du cuivre, et point de fer ; on sait que les armes des anciens peuples de l’Asie n’étaient que de cuivre, et tous les auteurs s’accordent à donner l’importante découverte de la fusion de la mine de fer aux habitants de l’île de Crête, qui, les premiers, parvinrent aussi à forger le fer dans les cavernes du mont Ida[2], quatorze cents ans environ avant l’ère chrétienne. Il faut en effet un feu violent et en grand volume pour fondre la mine de fer et la faire couler en lingots, et il faut un second feu tout aussi violent pour ramollir cette fonte ; il faut en même temps la travailler avec des ringards de fer, avant de la porter sous le marteau pour la forger et en faire du fer, en sorte qu’on n’imagine pas trop comment ces Crétois, premiers inventeurs du fer forgé, ont pu travailler leurs fontes, puisqu’ils n’avaient pas encore d’outils de fer ; il est à croire qu’après avoir ramolli les fontes au feu, ils les ont de suite portées sous le marteau, où elles n’auront d’abord donné qu’un fer très impur dont ils auront fabriqué leurs premiers instruments ou ringards, et qu’ayant ensuite travaillé la fonte avec ces instruments, ils seront parvenus peu à peu au point de fabriquer du vrai fer ; je dis peu à peu, car, lorsque après ces difficultés vaincues on a forgé cette barre de fer, ne faut-il pas ensuite la ramollir encore au feu pour la couper sous des tranchants d’acier et la séparer en petites verges ? ce qui suppose d’autres machines, d’autres fourneaux, puis enfin un art particulier pour réduire ces verges en clous, et un plus grand art si l’on veut en faire des épingles ; que de temps, que de travaux successifs ce petit exposé ne nous offre-t-il pas ! Le cuivre qui, de tous les métaux après le fer, est le plus difficile à traiter, n’exige pas à beaucoup près autant de travaux et de machines combinées ; comme plus ductile et plus souple, il se prête à toutes les formes qu’on veut lui donner ; mais on sera toujours étonné que d’une terre métallique, dont on ne peut

  1. Il y a quelques mines de cuivre pyriteuses qui sont encore plus longues à traiter que la mine de fer ; il faut neuf ou dix grillages préparatoires à ces mines de cuivre pyriteuses avant de les réduire en mattes, et faire subir à cette matte l’action successive de trois, quatre et cinq feux avant d’obtenir du cuivre noir ; enfin, il faut encore fondre et purifier ce cuivre noir avant qu’il ne devienne cuivre rouge, et tel qu’on puisse le verser dans le commerce. Ainsi, certaines mines de cuivre exigent encore plus de travail que les mines de fer pour être réduites en métal ; mais ensuite le cuivre se prête bien plus aisément que le fer à toutes les formes qu’on veut lui donner.
  2. Hésiode cité par Pline, lib. vii, cap. lvi. — Strabon, lib. x. — Diodore de Sicile, lib. xv, cap. v. — Clément d’Alexandrie, lib. i, p. 307. — Eusèbe, Préparation évangélique. — Enfin, dans les Marbres d’Oxford, l’invention du fer est rapportée à l’année 1432 avant l’ère chrétienne.