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porter à ce propriétaire environ dix pour cent, si la manutention en était administrée par lui-même. La peine et les soins qu’exige la conduite d’une telle entreprise, à laquelle il faut se livrer tout entier et pour longtemps, le forceront bientôt à donner à ferme ses mines, ses bois et ses forges, ce qu’il ne pourra faire qu’en cédant moitié du produit : l’intérêt de sa mise se réduit dès lors à cinq au lieu de dix pour cent ; mais le très pesant impôt dont la fonte de fer est grevée au sortir du fourneau diminue si considérablement le bénéfice, que souvent le propriétaire de forge ne tire pas trois pour cent de sa mise, à moins que des circonstances particulières et très rares ne lui permettent de fabriquer ses fers à bon marché et de les vendre cher[1]. Un autre obstacle moral tout aussi opposé, quoique indirectement, à la bonne fabrication de nos fers, c’est le peu de préférence qu’on donne aux bonnes manufactures, et le peu d’attention pour cette branche de commerce qui pourrait devenir l’une des plus importantes du royaume, et qui languit par la liberté de l’entrée des fers étrangers. Le mauvais fer se fait à bien meilleur compte que le bon, et cette différence est au moins du cinquième de son prix ; nous ne ferons donc jamais que du fer de qualité médiocre, tant que le bon et le mauvais fer seront également grevés d’impôts, et que les étrangers nous apporteront, sans un impôt proportionnel, la quantité de bons fers dont on ne peut se passer pour certains ouvrages.

D’ailleurs les architectes et autres gens chargés de régler les mémoires des ouvriers qui emploient le fer dans les bâtiments et dans la construction des vaisseaux ne font pas assez d’attention à la différente qualité des fers ; ils ont un tarif général et commun sur lequel ils règlent indistinctement le prix du fer, en sorte que les ouvriers qui l’emploient pour leur compte dédaignent le bon, et ne prennent que le plus mauvais et le moins cher : à Paris surtout, cette inattention fait que dans les bâtiments on n’emploie que de mauvais fers, ce qui en cause ou précipite la ruine. On sentira toute l’étendue de ce préjudice si l’on veut se rappeler ce que j’ai prouvé par des expériences[2] ; c’est qu’une barre de bon fer a non seulement plus de durée pour un long avenir, mais encore quatre ou cinq fois plus de force et de résistance actuelle qu’une pareille barre de mauvais fer.

Je pourrais m’étendre bien davantage sur les obstacles qui, par des règlements mal entendus, s’opposent à la perfection de l’art des forges en France ; mais, dans l’histoire naturelle du fer, nous devons nous borner à le considérer dans ses rapports physiques, en exposant non seulement les différentes formes sous lesquelles il nous est présenté par la nature, mais encore toutes les différentes manières de traiter les mines et les fontes de fer pour en obtenir du bon métal. Ce point de vue physique, aujourd’hui contrarié par les obstacles moraux dont nous venons de parler, est néanmoins la base réelle sur laquelle on doit se fonder pour la conduite des travaux de cet art, et pour changer ou modifier les règlements qui s’opposent à nos succès en ce genre.

Nous n’avons, en France, que peu de ces roches primordiales de fer, si communes dans

  1. J’ai établi dans ma terre de Buffon un haut fourneau avec deux forges ; l’une a deux feux et deux marteaux, et l’autre a un feu et un marteau : j’y ai joint une fonderie, une double batterie, deux martinets, deux bocards, etc. ; toutes ces constructions, faites sur mon propre terrain et à mes frais, m’ont coûté plus de trois cent mille livres ; je les ai faites avec attention et économie ; j’ai ensuite conduit pendant douze ans toute la manutention de ces usines, je n’ai jamais pu tirer les intérêts de ma mise au denier vingt ; et après douze ans d’expérience, j’ai donné à ferme toutes ces usines pour six mille cinq cents livres. Ainsi je n’ai pas deux et demi pour cent de mes fonds, tandis que l’impôt en produit à très peu près autant et sans mise de fonds à la caisse du domaine : je ne cite ces faits que pour mettre en garde contre des spéculations illusoires les gens qui pensent à faire de semblables établissements, et pour faire voir en même temps que le gouvernement, qui en tire le profit le plus net, leur doit protection.
  2. Voyez la Partie expérimentale, Mémoire sur la ténacité du fer.