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son essence ; mais on le décompose aisément par les acides vitriolique et nitreux, qui sont plus puissants que l’acide marin et qui s’emparent de l’alcali volatil, que cet acide plus faible est forcé d’abandonner ; on peut aussi le décomposer par les alcalis fixes et par les substances calcaires et métalliques qui s’emparent de son acide, avec lequel elles ont plus d’affinité que l’alcali volatil.

La décomposition de ce sel par la craie ou par toute autre matière calcaire offre un phénomène singulier ; c’est que d’un sel ammoniac que nous supposons composé de parties égales d’acide marin et d’alcali volatil, on retire par cette décomposition beaucoup plus d’alcali volatil, au point que, sur une livre de sel composé de huit onces d’acide marin et de huit onces d’alcali volatil, on retire quatorze onces de ce même alcali : ces six onces de surplus ont certainement été fournies par la craie, laquelle, comme toutes les autres substances calcaires, contient une très grande quantité d’air et d’eau qui se dégagent ici avec l’alcali volatil pour en augmenter le volume et la masse, autre preuve que l’air fixe ou acide aérien peut se convertir en alcali volatil.

Indépendamment de l’acide aérien, il entre encore de la matière inflammable dans l’alcali volatil, et par conséquent dans la composition du sel ammoniac ; il fait par cette raison fuser le nitre lorsqu’on les chauffe ensemble ; il rehausse la couleur de l’or si on le projette sur la fonte de ce métal ; il sert aussi, et par la même cause, à fixer l’étamage sur le cuivre et sur le fer. On fait donc un assez grand usage de ce sel, et, comme la nature n’en fournit qu’en très petite quantité, on aurait dû chercher les moyens d’en fabriquer par l’art ; mais jusqu’ici on s’est contenté de s’en procurer par le commerce ; on le tire des Indes orientales, et surtout de l’Égypte[1], où l’on en fait tous les ans plusieurs centaines de quintaux : c’est des déjections des animaux et des hommes que l’on extrait ce sel en Égypte[2]. On sait que, faute de bois, on y ramasse soigneusement les excréments de tous les animaux ; on les mêle avec un peu de paille hachée pour leur donner du corps et les faire sécher au soleil ; ils deviennent combustibles par ce desséchement, et l’on ne se sert guère d’autres matières pour faire du feu ; on recueille encore avec plus de soin la suie que leur combustion produit abondamment ; cette suie contient l’alcali volatil et l’acide marin, tous deux nécessaires à la formation du sel ammoniac : aussi ne faut-il que la renfermer dans des vaisseaux de verre qu’on en remplit aux trois quarts et qu’on chauffe

  1. On fait du sel ammoniac dans plusieurs lieux de l’Égypte, et surtout à Damanhour, qui est un village situé dans le Delta, avec de la suie animale que l’on met dans des ballons de verre avec du sel marin, dissous dans l’urine de chameaux ou d’autres bêtes de somme. Sicard, dans les Nouveaux voyages des missionnaires dans le Levant, t. II. — Le sel ammoniac se tire simplement de la suie provenue de la fiente de toutes sortes de quadrupèdes : les plantes les plus ordinaires dont ces animaux se nourrissent en Égypte sont la criste-marine, salicornia ; l’arroche ou patte d’oie, chenopodium ; le kali de Naples, mesembryanthemum : toutes plantes qui sont très chargées de sel marin. On emploie aussi avec succès les excréments humains, qui passent pour fournir une grande quantité de sel ammoniac… On regarde même comme la meilleure la suie provenant des excréments humains… Vingt-six livres de bonne suie, traitée et bien chauffée dans de gros matras de verre, donnent environ six livres de sel ammoniac ; ce sel s’attache peu à peu, et forme une masse en forme de gâteau à la partie supérieure du matras, que l’on brise pour en détacher cette masse, qui est convexe par-dessus et plate par-dessous : elle est noirâtre à l’extérieur et blanchâtre à l’intérieur. C’est dans cet état que l’on envoie d’Égypte le sel ammoniac dans toute l’Europe et l’Asie, et on en exporte d’Égypte chaque année environ huit cent cinquante quintaux. Voyez les Mémoires de l’Académie de Suède, année 1751.
  2. On pourrait faire en France, comme en Égypte, du sel ammoniac ; car, dans plusieurs de nos provinces qui sont dégarnies de bois, telles que certaines parties de la Bretagne, du Dauphiné, du Limousin, de la Champagne, etc., les pauvres gens ne brûlent que des excréments d’animaux.