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quantités mille fois plus considérables dans les marais qui s’étendent jusqu’auprès de Martigues en Provence ; l’imagination peut à peine se figurer la quantité étonnante de sel qui s’y trouve cette année : tous les hommes, tous les bestiaux de l’Europe ne pourraient la consommer en plusieurs années, et il s’en forme à peu près autant tous les ans.

» Pour garder, ce n’est pas dire conserver, mais bien perdre tout ce sel, il y aura une brigade de gardes à cheval, nommée dans le pays du nom sinistre de Brigade noire, laquelle va campant d’un lieu à l’autre, et envoyant journellement des détachements de tous les côtés. Ces gardes ont commencé à camper vers la fin de mai ; ils resteront sur pied, suivant la coutume, jusqu’à ce que les pluies d’automne aient fondu et dissipé tout ce sel naturel[1]. »

On voit, par ce récit, qu’on pourrait épargner le travail des hommes, et la dépense des digues et autres constructions nécessaires au maintien des marais salants, si l’on voulait profiter de ce sel que nous offre la nature ; il faudrait seulement l’entasser comme on entasse celui qui s’est déposé dans les marais salants, et le conserver pendant trois ou quatre ans, pour lui faire perdre son amertume et son eau superflue : ce n’est pas que ce sel trop nouveau soit nuisible à la santé, mais il est de mauvais goût, et tout celui qu’on débite au public, dans les greniers à sel, doit, par les règlements, avoir été facturé deux ou trois ans auparavant.

Malgré l’inconvénient des marées, on n’a pas laissé d’établir des marais salants sur l’Océan comme sur la Méditerranée, surtout dans le bas Poitou, le pays d’Aunis, la Saintonge, la Bretagne et la Normandie : le sel s’y fait de même par l’évaporation de l’eau marine. « Or on facilite cette évaporation, dit M. Guettard, en faisant circuler l’eau autour de ces marais, et en la recevant ensuite dans de petits carrés qui se forment au moyen d’espèces de vannes ; l’eau par son séjour s’y évapore plus ou moins promptement, et toujours proportionnellement à la force de la chaleur du soleil ; elle y dépose ainsi le sel dont elle est chargée[2]. » Cet académicien décrit ensuite avec exactitude les salines de Normandie dans la baie d’Avranches, sur une plage basse où le mouvement de la mer se fait le moins sentir, et donne le temps nécessaire à l’évaporation. Voici l’extrait de cette description : on ramasse le sable chargé de ce dépôt salin, et cette récolte se fait pendant neuf ou dix mois de l’année, on ne la discontinue que depuis la fin de décembre jusqu’au commencement d’avril… On transporte ce sable mêlé de sel dans un lieu sec, où on en fait de gros tas en forme de spirale, ce qui donne la facilité de monter autour pour les exhausser autant qu’on le juge à propos ; on couvre ces tas avec des fagots, sur lesquels on met un enduit de terre grasse pour empêcher la pluie de pénétrer… Lorsqu’on veut travailler ce sable salin, on découvre peu à peu le tas, et à mesure qu’on enlève le sable, on le lave dans une fosse enduite de glaise bien battue et revêtue de planches, entre les joints desquelles l’eau peut s’écouler ; on met dans cette fosse cinquante ou soixante boisseaux de ce sable salin, et on y verse trente ou trente-cinq seaux d’eau ; elle passe à travers le sable et dissout le sel qu’il contient ; on la conduit par des gouttières dans des cuves carrées de trois pieds, qui sont placées dans un bâtiment qui sert à l’évaporation ; on examine avec une éprouvette si cette eau est assez chargée de sel, et si elle ne l’est pas assez, on enlève le sable de la fosse et on y en remet du nouveau : lorsque l’eau se trouve suffisamment salée, on la transvase dans des vaisseaux de plomb, qui n’ont qu’un ou deux pouces de profondeur sur vingt-six pouces de longueur et vingt-deux de largeur ; on place ces plombs sur un fourneau qu’on échauffe avec des fagots bien secs ; l’évaporation se fait en deux heures, on remet alors de la nouvelle eau salée dans les vaisseaux de plomb, et on la fait évaporer de même. La quantité de sel que l’on retire en

  1. Gazette d’Agriculture du mardi 12 septembre 1775, article Paris.
  2. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1758, p. 99 et suiv.