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porte la dernière couche saline fût alternativement baigné par les marées, et que pendant les six heures de l’alluvion du flux la chaleur fût alors assez grande, comme elle l’était en effet, pour causer, dans cet intervalle de six heures, la prompte évaporation de quelques pouces d’épaisseur d’eau, il se sera dès lors formé sur ce sol une première couche de sel de quelques lignes d’épaisseur, et, douze heures après, cette première couche aura été surmontée d’une autre produite par la même cause ; en sorte que dans les lieux où la marée s’élevait à une grande hauteur, les amas de sel ont pu prendre presque autant d’épaisseur : cette cause a certainement produit un tel effet dans plusieurs lieux de la terre, et particulièrement dans ceux où les amas de sel ne sont pas d’une très grande épaisseur, et quelques-uns de ces amas semblent offrir encore la trace des ondes qui les ont accumulés[1] ; mais dans les lieux où ces amas sont épais de cinquante et peut-être de cent pieds, comme à Wieliczka en Pologne, et à Cardonne, en Catalogne, on peut encore supposer très légitimement une seconde circonstance qui a pu concourir comme cause avec la première. Cette circonstance s’est trouvée dans les lieux où la mer formait des anses ou des bassins, dans lesquels son eau stagnante devait s’évaporer presque aussi vite qu’elle se renouvelait, ou bien s’évaporait en entier lorsqu’elle ne pouvait être renouvelée[2]. On peut se former une idée de ces anciens bassins de la mer et de leur produit en sel par les lacs salés que nous connaissons en plusieurs endroits de la surface de la terre ; une chaleur double de celle de la température actuelle causerait en peu de temps l’entière évaporation de l’eau et laisserait au fond toute la masse de sel qu’elle tient en dissolution, et l’épaisseur de ce dépôt salin serait proportionnelle à la quantité d’eau contenue dans le bassin et enlevée par l’évaporation ; en sorte, par exemple, qu’en supposant huit cents brasses ou quatre mille pieds de profondeur au bassin, on aurait au moins cent pieds d’épaisseur de sel après l’évaporation de cette eau, qui, comme l’on sait, contient communément un quarantième de sel relativement à son poids ; je dis cent pieds au moins, car ici le volume augmente plus que proportionnellement à la masse ; je ne sais si cette augmentation relative a été déterminée par des expériences, mais je suis persuadé qu’elle est considérable, tant par la quantité d’eau que le sel retient dans sa cristallisation, que par les matières grasses et terreuses dont l’eau de la mer est toujours chargée, et que l’évaporation ne peut enlever.

Quoi qu’il en soit, les vues que je viens de présenter sont suffisantes pour concevoir la formation de ces prodigieux dépôts de sel sur lesquels nous croyons devoir donner encore quelques détails importants. Voici l’ordre des différents bancs de terre et de pierre

  1. Aux environs de la ville de Northwich, dans le comté de Chester en Angleterre, et dans un terrain plat, on exploite quantité de mines de sel. Le sel en roc ou en masse s’y trouve à vingt toises de profondeur perpendiculaire, recouvert d’un espèce de schiste noir, et au-dessus d’un sable que l’on voit sur toute la surface.

    Dans la crainte de rencontrer des sources d’eau qui gêneraient, ou peut-être détruiraient l’exploitation, on n’a pas approfondi dans la masse de sel au-dessous de dix toises ; de sorte qu’on en ignore absolument l’épaisseur : on n’a pas même osé la sonder.

    Le sel en roc paraît avoir été déposé par couches ou lits de plusieurs couleurs ; il est généralement d’un rouge foncé, ressemblant à peu près à la couleur du sable qui compose la surface du terrain ; d’autres de différentes nuances, et enfin de celui qui est parfaitement blanc et pur, sans aucun mélange. Mais ce qu’il y a encore de très particulier, c’est que ces couches de sel sont dans une position qui ferait croire que le dépôt s’en fait par ondes, comme on voit ceux que la mer fait sur ses côtes. Voyages métallurgiques, par M. Jars, t. III, p. 332.

  2. L’été du Groenland, moins long qu’ailleurs, y est pourtant assez chaud pour qu’on soit obligé de se dégarnir quand on marche, surtout dans les baies et les vallons où les rayons du soleil se concentrent sans que les vents de mer y pénètrent. L’eau qui reste dans les bassins et les creux des rochers après le flux s’y coagule au soleil, et s’y cristallise en un très beau sel de la plus grande blancheur. Histoire générale des Voyages, t. XIX, p. 20.