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préconisaient les philosophes du dix-huitième siècle. L’esprit positif commande des projets tout différents de ceux qui étaient jadis le rêve de l’école idéaliste et sentimentale. La maxime « chacun chez soi, chacun pour soi » est la seule règle de conduite possible, en présence des efforts de tous pour s’arroger exclusivement la mainmise sur la carte d’Afrique ou d’Asie, les seules qui se remanient encore aujourd’hui sans que l’Europe elle-même prenne feu.

Cependant, le moment approche où ces remaniements cesseront par suite de l’occupation de toutes les positions. Le Congrès de Berlin, en prévision de ce partage définitif, a tâché d’organiser l’équilibre africain. L’acte synallagmatique intervenu entre la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, les États-Unis, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, la Russie et l’Autriche-Hongrie, représentés par leurs plénipotentiaires, est assurément un de ces instruments diplomatiques dont l’autorité et la portée sont trop hautes pour n’en point tenir compte, mais les événements ont démontré que des circonstances peuvent inviter à des infractions au contrat et que les procédés comminatoires — on l’a vu à l’occasion de l’affaire de Fachoda — peuvent toujours s’affirmer en certains cas quand la raison d’État jugera possible et opportun d’invoquer la force primant le droit.

Ainsi, l’article 12 de la convention internationale de 1884 stipule que les dissentiments graves pour la délimitation des possessions territoriales entre puissances seront soumis à l’arbitrage, afin d’empêcher les conflits armés. Malheureusement, cette stipulation est dépourvue de sanction, et aucun des orateurs anglais qui ont attisé le jingoïsme tout récemment dans les meetings de Londres et d’ailleurs à propos de l’expédition Marchand n’a voulu se souvenir des promesses pacifiques faites par l’Angleterre à Berlin, de concert avec le reste de l’Europe.

On ne peut donc pas dire d’une manière absolue, comme l’écrivait naguère un auteur éminent[1], que les divisions et les rivalités des puissances ont fait place à un accord unanime, que toutes se sont unies pour concourir par la paix, la liberté, le travail à la mise en valeur d’un continent immense, dont la fertilité et la richesse sont universellement reconnues, et pour travailler au relèvement des races incultes ou sauvages. On ne peut pas, comme ajoute le même écrivain, prétendre sans réserves que l’avenir de l’œuvre africaine est assuré et que l’action solidaire des puissances y est un gage de succès. Et l’on ne saurait se fier, sans crainte, aux paroles du rapporteur de la conférence africaine de 1884-1885 assurant, au nom de cet « aréopage européen » à toutes les entreprises légitimes, de quelque drapeau qu’elles se couvrent, une égale et durable protection. La France, qui est en réalité, avec les mêmes droits de conquête et d’annexion que l’Angleterre, une des grandes puissances africaines, n’a-t-elle pas fait l’expérience toute récente de l’empressement de l’aréopage à s’abstenir quand il s’agit d’assurer l’exécution des décisions de la conférence ?

L’acte de Berlin reconnaît formellement le principe de l’hinterland ; mais de quel poids ce principe a-t-il pesé dans la politique du cabinet de Londres lorsqu’il a signé la convention anglo-congolaise de 1894 qui modifiait, sans l’assentiment des puissances, les limites de l’État indé-

  1. Victor Deville : Partage de l’Afrique. (Librairie africaine et coloniale Joseph André et Cie.)