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blanche, comme d’un drap funéraire, et en me servant du café qu’on m’avait apporté dans une petite cafetière également noire. Le poêle pouvait attrister d’autres yeux que les miens par sa couleur ; mais il répandait une chaleur incontestable. Deux gentlemen étaient assis dans son voisinage, et causaient ; impossible de les comprendre, tant ils parlaient avec rapidité : cependant le français, dans leur bouche, avait pour mon oreille des sons pleins d’harmonie (je ne sentais pas alors tout ce qu’il y a d’affreux dans l’horrible accent belge.) L’un de ces messieurs reconnut bientôt à quelle nation j’appartenais, probablement aux quelques mots que j’adressai au garçon : car, bien que ce fût inutile, je persistai à parler français dans mon exécrable patois du midi de l’Angleterre. Le monsieur en question, après m’avoir regardé une ou deux fois, m’accosta poliment et m’adressa la parole en anglais ; j’aurais donné beaucoup pour m’exprimer en français avec la même facilité ; sa phrase correcte et rapide, son excellente prononciation, firent naître dans mon esprit une idée assez juste du caractère cosmopolite de la capitale de la Belgique, et c’est la première fois que j’eus la preuve de cette aptitude pour les langues vivantes que j’ai reconnue plus tard chez presque tous les Bruxellois.

Je faisais tous mes efforts pour soutenir la conversation et pour prolonger le repas ; tant que je restais à table causant avec ce gentleman, j’étais un homme indépendant, un voyageur comme un autre ; mais la dernière assiette enlevée, ces deux messieurs partis, l’illusion cessa, et je me retrouvai en face de la réalité. Moi, pauvre esclave dont les fers venaient de se briser, moi qui, depuis vingt et un ans, jouissais pour la première fois d’une semaine de liberté, il fallait reprendre ma chaîne et me courber de nouveau sous les ordres d’un maître.