Page:Brontë - Le Professeur.djvu/192

Cette page n’a pas encore été corrigée

bouquet d’ifs qui se trouvait à l’écart ; il me sembla voir quelque chose remuer parmi les branches. Ma vue courte ne distinguait aucune forme ; c’était plutôt le sentiment d’une ombre qui paraissait et disparaissait aux détours de l’allée, qu’une perception réelle d’un objet indécis ; je crus néanmoins reconnaître une créature humaine ; j’approchai : c’était une femme, elle marchait avec lenteur ; évidemment elle se croyait seule, et méditait comme je le faisais moi-même.

Tout à coup elle se détourna et parut revenir sur ses pas ; du moins je suppose qu’elle venait de quitter l’endroit où elle s’enfonça bientôt, car autrement je l’aurais aperçue depuis longtemps. C’était, à l’extrémité du cimetière, un coin masqué par les arbres, où s’appuyait au mur d’enceinte une pierre tombale servant de chevet à une fosse nouvellement comblée ; je passai doucement derrière la personne que j’avais suivie, je jetai un coup d’œil sur la pierre où elle s’était arrêtée, j’y lus ces mots : « Julienne Henri, décédée à l’âge de soixante ans, le 10 août 18… » Mes yeux allèrent de l’inscription à la femme qui s’était assise auprès de cette tombe, ne se doutant pas qu’elle avait un témoin de sa douleur : c’était une jeune fille en deuil, vêtue d’une étoffe grossière et portant un chapeau de crêpe d’une extrême simplicité. Je sentis qui elle était avant même que mes yeux eussent pu la reconnaître ; et, restant immobile, je savourai la certitude de l’avoir enfin retrouvée. Je l’avais cherchée pendant un mois sans rien découvrir qui pût m’indiquer où elle était ; j’avais perdu peu à peu l’espérance ; il n’y avait pas une heure, pas une minute que je croyais être séparé d’elle à jamais ; et tandis que, cédant à ma douleur, je suivais, les yeux baissés, la trace que le chagrin avait marquée sur le gazon d’un cimetière, je retrouvais mon joyau perdu sur cette herbe nourrie de larmes.