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LE MYSTÈRE DU B 14

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CHAPITRE PREMIER

l’aventure du garde-ligne frégière


Comme il le faisait chaque matin, M. Lahuche, conducteur de la voie à Pierrelatte, fumait sa pipe à la porte de son bureau.

Coiffé d’une casquette russe de drap bleu, le torse solide moulé dans un veston officier de velours à côtes, des leggins de cuir coignant ses robustes mollets, il se distrayait, avant de commencer sa besogne journalière, à voir s’arrêter le train de 8 h. 46, y monter et en descendre les nombreux voyageurs.

Or, ce matin-là, comme le train stoppait, M. Lahuche fut assez surpris de voir le garde-ligne Frégière sauter d’un compartiment de troisième classe et se diriger hâtivement vers lui, la figure toute bouleversée, et l’air en proie à une émotion considérable.

— Eh bien ! Frégière, qu’est-ce qui vous arrive ? demanda le conducteur de la voie, en faisant pénétrer son subordonné dans son bureau.

L’autre tomba sur une chaise, et, après un petit temps de silence :

— Ma foi, Monsieur, il m’est arrivé une chose bien extraordinaire.

— Un accident ?… Un homme broyé ?…

— Rien de tout ça !… Heureusement, il n’y a ni déraillement ni mort d’homme… Tout de même…

— Voyons, fit M. Lahuche, à moitié rassuré, du moment que l’affaire paraissait ne point intéresser le service, voyons Frégière, dites-moi un peu ce qui vous a mis dans ce bel état.

Le garde-ligne passa la main sur son front, tout moite, comme pour mieux rappeler ses souvenirs, et il dit :

— Cette nuit, vers les dix heures, je faisais ma ronde habituelle dans le Robinet… Le B-14 venait de passer, me crachant à la figure tout le gravier de la voie… Il faisait un clair de lune que l’on se serait cru en plein jour… Tout à coup, à peu près à la hauteur du kilomètre 634, je m’arrête assez intrigué par un spectacle réellement inattendu…

« Je n’ai pas besoin, n’est-ce pas, monsieur Lahuche, de vous dire l’état de la voie, au kilomètre 634, et d’ailleurs dans tout le défilé du Robinet… D’un côté les rochers à pic, de l’autre le Rhône, avec d’ici de là quelques bouquets de saules…

« Or, dans l’un de ces bouquets de saules, quelque chose de noir… un gros paquet de vêtements… une bête… je ne sais pas quoi ! Étonné, je descends, précautionneusement, pour pas piquer une tête dans le bouillon… Je m’approche, et… savez-vous ce que c’était ? Un homme !…

— Mort ?… demanda M. Lahuche.

— Je le crus d’abord… À la vérité, il ne donnait pas signe de vie… Je le dégageai des branches dans lesquelles il se trouvait, je le portai sur le bord de la voie, pour voir ce qu’il en était, et là, je m’aperçus qu’il respirait encore… d’ailleurs il avait bien l’air de ne porter aucune blessure…

— Un voyageur tombé du train… fit M. Lahuche.

— Sûrement, parce que, voyez-vous, il ne pouvait venir ni du Rhône ni des rochers, n’est-ce pas, et quant à avoir suivi la voie…

— Et alors, qu’est-ce que vous avez fait de cet homme ?

— Ma foi, comme j’étais à cinq cents mètres du passage à niveau, où se trouve la maisonnette, je l’ai chargé sur mes épaules et l’ai porté jusqu’à la maison…

« Je vous laisse à supposer, Monsieur,