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AURORA FLOYD

au Dyke, il avait flâné avec elles en écoutant la musique, il s’était tenu derrière elles dans leur loge au charmant petit théâtre, et il s’était fait écraser dans le Pavillon pour entendre Grisi et Mario, Alboni et la pauvre Bosio. Il les avait accompagnées dans toute la série des amusements de Brighton, et n’avait jamais paru fatigué de leur compagnie. Mais malgré tout cela, Lucy savait ce que lui dirait la dernière feuille de la rose, quand les nombreux pétales seraient arrachés, et qu’il ne resterait que la pauvre tige dépouillée. Elle savait qu’il oubliait souvent de tourner le feuillet des sonates de Beethoven, que souvent il traçait des raies vertes dans un horizon qui aurait dû être couleur de pourpre, et retouchait les arbres du premier plan avec du rose ; que souvent il se laissait faire échec et mat par pure inattention, et lui faisait des réponses confuses, au hasard, quand elle lui adressait la parole. Elle savait combien il était agité quand Aurora lisait le Bell’s Life, et combien le seul frôlement du journal lui agaçait les nerfs. Elle savait quelle tendresse il témoignait au gros chien presque aveugle, avec quel empressement il lui faisait des amitiés, de quels égards, trahissant presque de la sympathie, il comblait l’énorme et majestueux animal. En un mot, Lucy savait ce que Talbot lui-même ne savait pas encore ; elle savait qu’il tombait rapidement de la tête aux pieds amoureux de sa cousine, et en même temps elle avait une vague idée qu’il aurait beaucoup mieux aimé devenir amoureux d’elle-même, et qu’il luttait aveuglément contre sa passion croissante.

C’était la vérité ; il devenait amoureux d’Aurora. Plus il protestait contre elle, plus il s’exagérait de parti pris les folies de la jeune fille, plus il se défendait contre ce qu’il y aurait d’insensé à l’aimer, et plus il était certain qu’il l’aimait. La lutte même qu’il soutenait la maintenait sans cesse dans sa pensée, au point qu’il finit par être l’esclave de cette séduisante vision, qu’il n’évoquait que pour s’efforcer de l’exorciser.

— Comment pourrais-je l’emmener à Bulstrode et la présenter à mon père et à ma mère ? — pensait-il.

Et à cette pensée, elle lui apparaissait illuminant le vieux