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AURORA FLOYD

d’une femme, ensorcelant ; et c’est précisément l’espèce de créature dont plus d’un fou tomberait amoureux.

Il mit la longueur de la salle entre lui et l’enchanteresse, et s’assit près du grand piano, sur lequel Lucy était en train de jouer les lentes et harmonieuses symphonies de Beethoven. Le salon de Felden était si long, que, assis près de ce piano, Bulstrode paraissait regarder en arrière pour voir le groupe joyeux qui entourait l’héritière, comme il eût pu regarder une scène jouée sur un théâtre du fond d’une loge. Il aurait presque désiré avoir une lorgnette pour observer les gestes gracieux d’Aurora et le jeu de ses yeux étincelants ; puis, se tournant du côté du piano, il écouta l’endormante musique et contempla le visage de Lucy, d’un blond merveilleux à la lumière de cette pleine lune dont Archibald avait parlé, et dont les rayons, pénétrant comme un torrent par une fenêtre ouverte, éclipsaient la pâle lueur des bougies qui éclairaient le piano.

Lucy était richement douée de tout ce dont était surtout dépourvue la beauté d’Aurora. Délicatesse de contours, perfection des traits, pureté de teint, elle possédait tous ces charmes-là ; mais, tandis que l’un de ces deux visages vous éblouissait par l’éclat de sa magnificence, l’autre ne vous inspirait qu’un faible sentiment, sentiment lent à se produire et prompt à se dissiper. Il y a tant de Lucys et si peu d’Auroras. Vous ne pourriez jamais critiquer l’une, et, par contre, vous êtes impitoyable dans l’examen auquel vous soumettez l’autre. Bulstrode était attiré vers Lucy par une vague idée que c’était précisément la créature bonne et timide qui était destinée à le rendre heureux ; mais il la regardait avec autant de calme que si c’eût été une statue, et il connaissait ses défauts aussi complétement qu’un sculpteur qui critique l’œuvre d’un rival.

Mais c’était bien la femme propre à faire une bonne épouse. C’était dans ce but qu’elle avait été élevée par sa prudente mère. La pureté et la bonté avaient veillé sur elle, et ne l’avaient pas quittée depuis son berceau. Elle n’avait jamais rien vu ni entendu qu’il ne convenait pas qu’elle vît ou entendît. Elle était aussi étrangère qu’un enfant à tous