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AURORA FLOYD

— Ce serait quelque chose de penser que, si je venais à être écrasé en chemin de fer, ou à tomber d’un ballon, il y aurait ici-bas une créature qui regarderait le monde comme un séjour plus vide et plus triste, parce que je n’y serais plus. Je serais curieux de savoir si mes enfants m’aimeraient. Je parie que non. Je glacerais leurs jeunes cœurs en leur apprenant la grammaire latine ; ils trembleraient dès qu’ils passeraient la porte de mon cabinet, et ils baisseraient la voix de peur lorsqu’ils seraient à portée de l’ouïe de leur père.

Une créature tendre et douce, couronnée d’une auréole de cheveux blonds, une âme timide, aux yeux baissés et bordés de cils dorés, un être réservé, aussi pâle et aussi modeste que les saints du moyen âge que représentaient ses gravures, sans tache comme ses robes blanches, douée à un haut degré de toutes les grâces et de toutes les qualités qui conviennent à la femme, mais ne les déployant que dans le cercle étroit de la famille : tel était l’idéal que Bulstrode s’était formé.

Peut-être Talbot pensa-t-il avoir rencontré son idéal quand il entra dans le vaste salon de Felden avec Maldon, le 17 septembre 1857.

Lucy se tenait près d’un piano ouvert ; sa robe blanche et sa blonde chevelure étaient inondées de lumière par les derniers rayons du soleil couchant. Cette image ainsi éclairée revint à la mémoire de Talbot longtemps plus tard, après un intervalle orageux, pendant lequel elle en avait été effacée et oubliée, et le vaste salon se déroula à ses yeux comme un tableau.

Oui, c’était son idéal que cette gracieuse jeune fille, à la chevelure constamment étincelante de lumière, aux blanches paupières modestement baissées. Mais, peu démonstratif comme d’habitude, Bulstrode s’assit près du piano, après la courte cérémonie des salutations, et se mit à contempler Lucy d’un œil sérieux qui ne trahissait aucune admiration particulière.

Il n’avait pas fait grande attention à Lucy, la nuit du bal ; en effet, Lucy n’était guère une beauté que faisait ressortir l’éclat des bougies ; sa chevelure avait besoin de la lumière