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AURORA FLOYD

si je lui eusse causé plus de peine, si j’avais traîné le nom de Bulstrode dans tout Londres au bas de lettres de change et d’autres obligations déshonorantes ; si j’avais été chassé de mon régiment et que je fusse parti à pied pour le pays de Cornouailles, sans bas ni souliers, et que je me fusse jeté à ses pieds après avoir déposé dans son sein, avec force sanglots, l’aveu de mes fautes et de mes chagrins, et que je lui eusse demandé d’hypothéquer son douaire pour le payement de mes dettes. Mais je ne lui ai jamais rien demandé, la chère femme, excepté son affection, qu’elle a été incapable de me donner. Je suppose que c’est parce que je ne sais pas la demander. Que de fois je me suis assis à côté d’elle à Bulstrode, lui parlant de toute sorte de sujets indifférents, cependant sentant au fond de mon cœur un vague désir de me jeter sur son cœur et de la supplier d’aimer et de bénir son fils ! mais j’étais retenu par une barrière de glace que toute ma vie je n’ai pas eu la force de renverser. Quelle femme m’a jamais aimé ? Pas une. On a essayé de me marier parce que je dois être sir Talbot Bulstrode, de Bulstrode Castle ; mais on n’a pas tardé à renoncer à l’entreprise et à me fuir, me laissant glacé et découragé. Je frémis lorsque je me souviens que j’aurai trente-trois ans au mois de mars prochain, et que je n’ai jamais été aimé. Je vais vendre mon grade, maintenant que la guerre est finie, car je ne suis bon à rien parmi mes camarades, et si une bonne petite créature tombait amoureuse de moi, je l’épouserais et l’emmènerais à Bulstrode, chez mon père et ma mère, et je me ferais gentilhomme campagnard.

Bulstrode faisait cette déclaration en toute sincérité. Il désirait qu’une créature bonne et pure tombât amoureuse de lui, afin qu’il pût l’épouser. Il voulait quelque manifestation spontanée d’un sentiment désintéressé, qui pût l’autoriser à dire :

— Je suis aimé !

Il se sentait peu capable d’aimer de son côté ; mais il pensait qu’il serait reconnaissant envers la femme qui voudrait avoir pour lui une affection désintéressée, et consacrer sa vie à le rendre heureux.