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AURORA FLOYD

stupéfaits devant les saints aux mines renfrognées et devant les anges anguleux, des gravures de l’école préraphaélite qui étaient suspendues aux murailles. Ils n’osaient même pas proposer de fumer dans ce sanctuaire, et ils avaient honte des empreintes humides laissées par les bouteilles de vin de Moselle sur les tablettes d’acajou.

Il paraissait naturel à tous d’avoir peur de Bulstrode, précisément comme les petits garçons sont effrayés à la vue d’un bedeau, d’un policeman où d’un maître d’école, avant même qu’on leur ait appris les attributions de ces terribles personnages. Le Colonel du 11e hussards, vigoureux et robuste gentleman qui parcourait à cheval quinze milles sans s’arrêter, et qui occupait un rang élevé dans le livre de la pairie, craignait Talbot. Son regard gris, froid, pénétrant et fixe, frappait d’une muette terreur les hommes aussi bien que les femmes. Quand Talbot était à la table du mess, le Colonel avait peur de raconter ses anecdotes favorites, car il avait vaguement conscience que le Capitaine connaissait les passages contestables de ces brillants récits, quoique cet officier n’eût jamais manifesté la moindre incrédulité ni d’une façon ni d’une autre. L’adjudant irlandais se gardait de se vanter de ses conquêtes ; les jeunes gens baissaient la voix lorsqu’ils devisaient entre eux des coulisses du Théâtre de la Reine ; mais dès que Talbot avait quitté la salle, les bouchons sautaient de plus belle et les rires devenaient plus bruyants.

Le Capitaine savait qu’il était plus respecté qu’aimé, et, comme tous les hommes fiers qui repoussent la sympathie des autres tout à fait malgré eux-mêmes, il était affligé et blessé de ce que ses camarades ne s’attachaient pas à lui.

— Quelqu’un, — pensait-il, — parmi les millions d’êtres qui peuplent le monde, m’aimera-t-il jamais ? Personne ne m’a jamais aimé, pas même mon père et ma mère : ils ont été fiers de moi, mais ils ne m’ont pas aimé. Combien de jeunes fous ont fait mourir leurs vieux parents de chagrin et ont, jusqu’au dernier battement du cœur de ceux dont ils causaient la mort, été aimés comme je ne l’ai jamais été de ma vie ! Peut-être ma mère m’aurait-elle aimé davantage