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AURORA FLOYD

littéraires, et voir défiler sur ses tapis moelleux les lions à la mode de Londres. Il lui eût été possible d’entrer dans l’arène politique, et se faire nommer membre du Parlement. Il eût été à même de faire quoi que ce soit au monde, car il était aussi riche qu’Aladin, et aurait pu offrir des monceaux de diamants bruts au père de n’importe quelle princesse avec laquelle il lui eût pris la fantaisie de se marier. Entreprendre n’importe quoi lui eût été facile, à ce ridicule vieux banquier, et cependant il ne faisait que méditer, assis auprès de sa cheminée, car il était âgé et débile, et il avait l’habitude de rester au coin du feu, même durant les belles journées d’été, songeant à sa fille si éloignée de lui.

Il rendait grâces à Dieu d’avoir donné à son enfant un heureux intérieur, un mari dévoué, une position honorable et assurée, et il eût donné la dernière goutte de son sang pour avoir pu lui procurer ces avantages ; mais après tout il était mortel, et il aurait préféré l’avoir près de lui.

Pour quelle raison ne s’entourait-il pas de monde, ainsi que le lui conseillait la pimpante Mme Alexandre lorsqu’elle le voyait pâle et abattu ?

Le banquier avait été un oncle rempli d’attentions, un bon maître, un ami accompli et un patron généreux ; mais il n’avait jamais aimé d’autres créatures que sa femme Éliza et la fille qu’elle lui avait laissée. Pendant vingt ans, cette fille aux yeux noirs avait été l’idole devant laquelle il s’était prosterné ; et aujourd’hui que la divinité lui est ravie, il tombe sans force et désolé devant la châsse vide. Dieu seul sait combien cette enfant adorée l’avait fait souffrir ; à quelle profondeur elle avait plongé avec insouciance le poignard dans son cœur plein d’amour ; et comment il lui avait pardonné franchement, avec joie, avec larmes, et le cœur plein d’espérance. Mais elle n’avait jamais expié le passé. C’est une triste consolation que lady Macbeth accorde à son époux plein de remords, lorsqu’elle lui dit que « ce qui est fait ne peut plus se défaire ; » mais c’est fatalement et horriblement vrai. Aurora ne pouvait rendre les années qu’elle avait arrachées à l’existence de son père,