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AURORA FLOYD

— Si j’allais rencontrer ici le garde de M. Mellish, il me verrait plus noir que je ne le suis probablement, — se dit l’idiot, — quoique je n’en veuille pas au gibier. Que le diable l’emporte, il ne voit que des braconniers, et regarder un faisan est à ses yeux un crime de haute trahison.

Il enfonça ses mains au fond de ses poches, tant il avait de peine à résister à la tentation de tordre le cou d’un magnifique faisan qui se pavanait dans les hautes herbes, avec une sérénité d’allure qui prouvait qu’il n’ignorait pas les lois protectrices du gibier. Les arbres du parc formaient une sorte de muraille touffue qui encadrait la pelouse, de sorte qu’en arrivant de côté l’idiot passa tout d’un coup du couvert sur l’herbe unie qui bordait ce pré qu’une muraille invisible séparait du parc.

En approchant, Hargraves, encore abrité contre toute observation par les arbres, vit que sa course allait être abrégée, car Mme Mellish était accoudée sur une grille basse en fer ; elle était accompagnée du chien Bow-wow, le même qui avait valu à l’idiot son renvoi du château.

Il avait quitté l’étroit sentier et s’était réfugié sous le couvert afin de gagner les parterres, et en sortant de dessous les branchages qui formaient une voûte de feuillage autour de lui, il laissait sur ses pas une longue trace d’herbe foulée, comme celle que laisse après lui le tigre ou bien encore le serpent qui s’élance en rampant sur sa proie.

Aurora leva la tête au bruit des pas étouffés, et, pour la seconde fois depuis qu’elle l’avait battu, elle rencontra le regard de l’idiot. Elle était très-pâle, presque aussi pâle que sa robe blanche, qui n’était ornée d’aucun mélange de couleur, et qui tombait autour d’elle en amples plis qui lui donnaient l’apparence d’une statue. Elle était habillée avec si peu d’apprêt, que chacun des plis de mousseline semblait dire combien ses pensées erraient au loin quand elle avait fait cette toilette hâtive. Ses sourcils noirs se contractèrent à la vue de l’idiot.

— Je croyais que M. Mellish vous avait congédié, — dit-elle, — et qu’il vous avait défendu de revenir ici.