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AURORA FLOYD

gnés de celui qui faisait le chagrin de son existence, qu’une main moins prudente que celle de Mme Alexandre Floyd aurait à peine touché les cordes brisées du cœur du malheureux veuf.

Ce ne fut que six mois après la mort d’Éliza que Mme Alexandre osa prononcer son nom ; mais quand elle vint à en parler, ce ne fut pas en manifestant une hésitation sérieuse, mais d’un ton familier et avec des termes de tendresse, comme si elle eût été habituée à parler de la défunte. Elle comprit tout de suite qu’elle avait eu raison. Le temps était venu où le veuf éprouvait du soulagement à parler de la femme qu’il avait perdue ; et, à partir de ce moment, Mme Alexandre conquit les bonnes grâces de son oncle. Plusieurs années après, il lui dit que, même dans la sombre torpeur de son chagrin, il avait eu la vague intuition qu’elle avait pitié de lui, et qu’elle était une « bonne femme. » Le même soir, cette bonne femme entra, avec une petite fille dans les bras, dans la grande chambre où le banquier se tenait isolé au coin de son feu ; cette petite fille était une enfant au visage pâle, ayant de grands et beaux yeux noirs, qui regardaient fixement Floyd avec un sombre étonnement. Ce baby à l’air grave, à la physionomie déplaisante, devait, en grandissant, se métamorphoser en Aurora Floyd, l’héroïne de mon récit.

L’enfant pâle, aux yeux noirs, devint l’idole d’Archibald-Martin Floyd, le seul objet pour lequel, dans le monde entier, la vie lui parût valoir la peine d’être supportée. À partir du jour de la mort de sa femme, il avait abandonné toute participation active aux affaires de sa maison de Lombard Street, et il n’avait plus d’autre occupation, d’autre plaisir que d’écouter le babil et de flatter les caprices de cette petite fille. Son amour pour elle était une faiblesse, tournant presque à la folie. Si ses neveux eussent été le moins du monde méchants, ils auraient pu concevoir quelques idées vagues de ce conseil de famille, auquel les voisins tenaient tant. Floyd enviait aux bonnes les soins qu’elles étaient payées pour donner à l’enfant. Il les surveillait furtivement, craignant qu’elles ne fussent dures avec elle. Toutes les épaisses portes du grand château de Felden Woods ne pouvaient empêcher