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AURORA FLOYD

aussi bien que ceux auxquels ces regards, ces allusions mordantes s’adressent. Ils comprennent votre silence embarrassé, vos politesses étudiées et intéressées. Si polie que soit la forme dont vous revêtez votre haine ou votre colère, ils la devinent aussi sûrement que si vous vous jetiez des couteaux à la tête, ou si vous lanciez à votre ennemi le contenu des plats de hors-d’œuvre ou de légumes, à la manière de certains querelleurs des pantomimes. Rien de ce qui se fait au salon n’est perdu pour ces impassibles et attentifs espions de l’office. Ils rient de vous ; bien plus, ils vous plaignent. Ils discutent vos affaires, évaluent vos revenus et pèsent entre eux ce que vous pouvez ou ce que vous ne pouvez pas faire. Ils prévoient à leur manière l’usage probable de la fortune de votre femme, et prédisent d’avance le jour où vous voudrez vous prévaloir de la nouvelle loi sur les banqueroutes. Ils savent pourquoi vous vivez en mauvaise intelligence avec votre fille aînée, et pourquoi vous avez chassé votre fils préféré ; et ils prennent un intérêt intense à tous les secrets qui troublent votre existence. Vous ne les admettez à rien ; vous avez l’air plus noir que le diable si vous voyez la sœur de Mary ou la pauvre vieille mère de John assise tranquillement dans l’office ; vous êtes surpris si le facteur leur apporte des lettres, et vous attribuez le fait au pernicieux système de l’éducation des masses ; vous les éloignez de leurs demeures et de leurs familles, de ceux qu’ils aiment et de ceux qu’ils affectionnent ; vous leur refusez des livres. Vous leur reprochez le coup d’œil qu’ils jettent sur votre journal ; et puis vous levez les yeux et vous vous étonnez de ce qu’ils sont curieux, et de ce que le fond de leur conversation n’est que scandale et commérage.

Mme Powell, ayant été traitée par la plupart de ceux qui l’avaient employée comme une sorte de première servante, avait acquis tous les instincts d’une servante véritable ; et elle résolut d’essayer de tous les moyens possibles pour découvrir la cause de l’indisposition d’Aurora, laquelle, lui avait donné à entendre le docteur, tenait plutôt du moral que du physique.