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AURORA FLOYD

tite Lucy m’aime à sa manière ; elle m’aime en tremblant, comme si elle et moi nous appartenions à des espèces différentes. Mais, après tout, peut-être ma mère a-t-elle raison, et ma douce petite femme est-elle plus faite pour moi que ne l’eût été Aurora.

Nous laisserons un moment Bulstrode, modérément heureux, et pourtant imparfaitement satisfait. Quel mortel a jamais été parfaitement satisfait en ce monde ? C’est un des côtés de notre nature terrestre de toujours manquer de quelque chose, d’avoir sans cesse une soif vague et inexplicable qui ne peut être apaisée. Quelquefois cependant nous sommes heureux ; mais dans notre bonheur le plus complet nous ne sommes pas encore contents, car il semble alors que la coupe est trop pleine, et cette pensée ne nous glace de terreur que par cela même qu’étant trop pleine, elle pourrait se renverser. Quelle erreur serait cette vie, quel rêve fiévreux, quel récit indéfini et imparfait, si elle n’était pas le prélude de quelque chose de mieux ! Prise en elle-même, ce n’est que trouble et confusion ; mais si l’on prend le présent pour une préparation de l’avenir, comme tout devient merveilleusement harmonieux ! Combien il est insignifiant que nos joies ici-bas soient incomplètes, nos désirs inassouvis, si le complément, l’achèvement doivent venir plus tard !

Un peu plus d’une semaine après le mariage de Lucy, Aurora demanda son cheval immédiatement après le déjeuner. C’était par une radieuse matinée d’été, et, accompagnée du vieux groom qui avait coutume de suivre le père de John de son vivant, elle partit pour une excursion dans les villages environnant Mellish Park, ainsi qu’elle avait coutume de faire une ou deux fois par semaine.

Les pauvres du pays avaient de bonnes raisons pour bénir la venue de la fille du banquier. Aurora n’aimait rien tant que d’aller de cottage en cottage, causer avec les simples villageois, et deviner leurs besoins. Elle ne trouvait jamais les dignes créatures bien discrètes au sujet de leurs nécessités, et la femme de chambre de Mellish Park avait assez à faire de répartir les bontés d’Aurora aux villa-