Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
186
AURORA FLOYD

puis… depuis j’ai vécu dans un état de fièvre ; j’ai soutenu les luttes les plus acharnées qu’homme puisse endurer, et je me trouve, où ?… Exactement où j’en étais auparavant ; toujours sans compagne pour cet aride voyage ; seulement je suis un peu plus près de la fin.

Il marchait lentement vers le côté boisé ; d’autres taillis ombreux s’étendaient à droite et à gauche pour devenir plus profonds, plus épais, et plus mystérieux au loin.

— J’ai trop demandé, — disait Talbot de ce ton de voix intime que nous portons sans cesse en nous, et que nous seuls pouvons entendre ; — j’ai trop demandé ; j’ai cédé aux charmes de la sirène, et j’ai éprouvé de la colère parce que je n’ai pas trouvé les ailes argentées de l’ange. Je me suis laissé éblouir par les charmes et la beauté d’une femme, quand j’aurais dû chercher une épouse douée d’un noble cœur.

Il s’enfonçait de plus en plus dans le bois, marchant à sa destinée, comme devait le faire un autre homme avant la fin de l’été qui commençait ; mais quelle différence dans ces destinées ! Les longues arcades de hêtres et d’ormes lui avaient d’abord rappelé la nef grandiose d’une cathédrale : il n’y manquait que le saint. Et, arrivant brusquement à un endroit où une nouvelle arcade s’élevait immédiatement à sa droite, il vit dans une des niches champêtres une sainte plus belle que jamais n’en modela la main d’un artiste et d’un croyant, le même ange aux cheveux d’or qu’il avait déjà vu dans le grand salon de Felden, Lucy, la tête ceinte de sa pâle auréole, son large chapeau de paille sur ses genoux, rempli d’anémones et de violettes, et tenant à la main le troisième volume d’un roman.

Que de fois dans la vie il arrive que nous nous trouvons dans ce qu’on appelle au théâtre une situation ! Sans cette soudaine rencontre, sans cette apparition instantanée de la jolie sainte, Bulstrode aurait pu descendre dans la tombe et ignorer toujours l’amour que Lucy nourrissait pour lui. Mais, étant donnée une brillante matinée d’avril (d’avril dans toute sa splendeur, ne l’oubliez pas), la solitude, les bois, les fleurs sauvages, les cheveux d’or, et les yeux