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AURORA FLOYD

de printemps, Aurora s’était représenté la possibilité de se retrouver avec Talbot ! Il la rencontrerait tout à coup, par hasard, par un calme clair de lune, et elle, elle s’évanouirait et mourrait à ses pieds, sous le poids d’une émotion trop forte pour qu’elle pût la supporter. Ou bien leur rencontre aurait lieu dans une réunion nombreuse, dans un moment où elle danserait et sourirait d’un air indifférent, en se livrant aux ébats d’une joie feinte ; et il suffirait d’un seul regard de ses yeux pour la foudroyer dans la pompe empruntée de ses bijoux et de ses atours. Que de fois, oui, que de fois elle avait joué cette scène et avait ressenti la douleur que la réalité lui aurait fait éprouver ! Il n’y a qu’un an, moins d’un an, que ces idées la poursuivaient ; nous pouvons même n’en pas faire remonter la date plus loin que cette journée embaumée du mois de septembre au château d’Arques, où, étendue sur un tertre de gazon, elle regardait le charmant paysage normand qui s’étendait à ses pieds, ayant le fidèle John à ses côtés, pendant que les chèvres apprivoisées broutaient l’herbe derrière elle, et que des enfants d’une espièglerie surnaturelle tourmentaient les doux et patients animaux ; et aujourd’hui elle le revoyait dans une circonstance où elle avait l’esprit tellement absorbé par le cheval qui venait d’essuyer un échec, qu’elle savait à peine que dire à son ancien amant. Aurora Floyd était morte et enterrée, et Aurora Mellish, regardant Bulstrode d’un air inquiet, se demandait avec surprise comment elle avait jamais pu s’approcher si près des portes de la mort pour l’amour de lui.

Ce fut Talbot qui pâlit à cette rencontre imprévue ; ce fut Talbot, dont la voix trembla en prononçant les quelques syllabes banales que la politesse ordinaire exigeait de lui. Le Capitaine n’avait pas appris si facilement à oublier. Il était plus âgé qu’Aurora ; il avait atteint trente-deux ans sans avoir jamais aimé, et ce n’avait été que pour être plus cruellement attaqué par la fatale maladie, lorsque son tour fut venu. Cette rencontre soudaine le faisait vivement souffrir. Blessé dans son amour-propre par la calme indifférence de la jeune femme, ébloui comme de plus belle par sa