Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
AURORA FLOYD

dait au loin et pensait à sa défunte épouse qui lui avait laissé cette charmante fille.

La pouliche baie Aurora fut honteusement battue. Mme Mellish devint blême de désespoir dès qu’elle vit la veste couleur d’ambre, la ceinture noire et la toque bleue se glisser en rampant, hors de l’arène, et le jockey tout pâle narguer les spectateurs ; il avait l’air de dire que l’on n’avait jamais entendu que la pouliche gagnerait, et que la défaite de ce jour-là n’était qu’une ruse adroitement combinée pour faire fortune ultérieurement. John, tant soit peu fait à de pareils désappointements, se glissa hors de l’enceinte pour aller cacher sa déconfiture ; mais Aurora laissa tomber son carnet et son crayon, et, frappant du pied la pierre du balcon, dit à Lucy et au banquier que c’était une honte, et qu’il fallait que le jockey eût vendu la course, attendu qu’il était impossible que la pouliche ait été loyalement battue.

Au moment où elle se retournait pour dire cela, ses joues étaient pourpres de colère, ses yeux lançaient des éclairs d’indignation près de fondre sur le premier venu qui se trouverait sur son chemin pour essuyer l’orage de son courroux ; tout à coup elle aperçut un visage pâle et des yeux gris qui la regardaient fixement par une fenêtre ouverte à deux ou trois pas d’elle ; et un instant après, elle et son père avaient reconnu Bulstrode.

Le jeune homme vit qu’il était reconnu, et il s’approcha d’eux, le chapeau à la main, pâle, très-pâle, tel que Lucy le voyait toujours dans ses souvenirs, et, d’une voix tremblante, il souhaita le bonjour au banquier et aux deux dames.

Et ce fut ainsi que se revirent les deux êtres qui s’étaient quittés dans le silence et dans les larmes, « le cœur plus qu’à demi brisé, » pour être séparés, comme ils le pensaient alors, pour l’éternité ; ce fut ainsi, dans cette grande arène banale, prosaïque, où le droit d’entrée était d’une demi-guinée, que la destinée les mit encore une fois en face l’un de l’autre.

Un an auparavant, et bien des fois, par une belle soirée