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AURORA FLOYD

émotion, sa vivacité naturelle était surexcitée par l’animation de la scène qu’elle avait sous les yeux ; elle était plus charmante que d’ordinaire, et Floyd la regardait avec un intérêt affectueux, mêlé de reconnaissance envers le ciel pour le bonheur de la destinée de sa fille et presque voisin de la douleur. Aurora était heureuse ; elle était heureuse enfin, cette fille de sa chère Éliza, ce dépôt sacré à lui confié par la femme qu’il avait aimée ; elle était heureuse, à l’abri du danger ; et fort de cette conviction, il pouvait demain, s’il plaisait à Dieu, descendre avec résignation dans la tombe. Étranges pensées pour une arène de courses, encombrée de monde ; mais nos idées les plus graves ne nous viennent pas toujours dans des endroits graves. C’est souvent au milieu de la foule et de la confusion que nos âmes prennent leur essor le plus élevé, et que les plus tristes souvenirs nous reviennent à l’esprit. Vous voyez un homme assis dans une salle de spectacle, le visage sérieux, distrait, nullement altéré par les émotions qu’éprouvent les personnes qui l’entourent. Peut-être pense-t-il à sa femme morte, morte il y a dix ans ; peut-être repasse-t-il dans sa mémoire des scènes de joie et de douleur dont le souvenir est loin d’être effacé ; peut-être, pendant que ses enfants rient du clown qui se démène sur la scène, se rappelle-t-il de cruelles paroles dont l’effet ne peut plus jamais être réparé sur la terre, et des regards courroucés dont il lui sera tenu compte désormais dans les cieux. Peut-être réfléchit-il mélancoliquement à une banqueroute inévitable, à la ruine qui le menace ; dans son imagination, il assiste déjà à l’assemblée de ses créanciers, et, sur le refus de son concordat, il songe à l’acide prussique ; pendant ce temps-là sa fille aînée pleure sur les aventures de Pauline Deschapelles[1]. Ainsi, pendant, qu’au-dessous les numéros défilaient, les jockeys se pesaient et les parieurs poussaient des clameurs, Floyd, appuyé sur le large rebord du balcon de pierre, contemplait l’amphithéâtre verdoyant qui s’éten-

  1. Pauline Deschapelles — principal personnage de The lady of Lyons, drame de sir Edward Bulwer Lytton.