Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
155
AURORA FLOYD

La veuve de l’enseigne se réjouissait énormément de rester dans une maison aussi confortable, mais elle ne remerciait pas Aurora des bienfaits dont la comblait la fille du banquier. Elle ne la remerciait pas, parce qu’elle la haïssait. Pourquoi la haïssait-elle ? Elle la haïssait, à raison même des bienfaits qu’elle en recevait, ou plutôt parce qu’Aurora avait le moyen de répandre ces bienfaits. Elle la haïssait de la haine que les créatures paresseuses, apathiques, étroites d’esprit portent aux êtres francs et généreux. Elle la haïssait de la haine que l’envie porte toujours à la prospérité, comme Aman haïssait Mardochée du haut de son trône, et comme haïrait un homme du caractère d’Aman fût-il le plus grand souverain de l’univers. Si Mme Powell eut été duchesse et Aurora balayeuse de rues, elle lui aurait encore porté envie ; elle lui aurait envié ses yeux éblouissants, ses dents éclatantes, son port d’impératrice, et son âme généreuse. Cette femme pâle, aux cheveux demi-châtains, se sentait méprisable en la présence d’Aurora, et elle était piquée de la riche vitalité de cette nature, qui lui donnait conscience de l’inertie de la sienne. Elle détestait Mme Mellish parce que celle-ci possédait des qualités qu’elle savait être des dons plus précieux que toutes les richesses de la maison Floyd, Floyd et Floyd fondues en un lingot d’or. Mais il ne convient pas à une personne en service de haïr, si ce n’est d’une façon décente et en femme bien élevée, en secret, dans les sombres replis de son âme ; en parant son visage d’un sourire invariable, sourire qu’elle revêt tous les matins en mettant son col propre, et dont elle se dépouille le soir en allant se coucher.

Or, comme par une sage disposition de la Providence, il n’est pas possible qu’une personne en haïsse une autre sans que celle-ci ait une vague idée de ce mauvais sentiment. Aurora s’apercevait que l’attachement de Mme Powell pour elle n’était pas des plus profonds. Mais l’insouciante jeune femme ne cherchait pas à sonder la profondeur de l’inimitié que pouvait recéler le cœur de sa gouvernante.

— Elle n’est pas folle de moi, la pauvre créature, — disait-elle, — j’ose même dire que je la tourmente et l’ennuie