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AURORA FLOYD

tits ruisseaux, les chaumières blanches, à l’apparence de villas, les jardins épars, dispersés sur le superbe panorama déployé à ses pieds. Arrachée à la douleur par l’extase sensuelle que nous puisons dans la nature, et découvrant pour la première fois en elle-même un vague sentiment de bonheur, elle commençait à s’étonner de survivre depuis tant de mois à son chagrin.

Pendant ces longs et fastidieux mois, elle n’avait jamais entendu parler de Bulstrode ; tout aurait pu lui survenir sans qu’elle l’eût su. Il aurait pu se marier ; il aurait pu choisir une fiancée plus fière et plus digne de lui pour partager son nom altier. Elle pourrait le rencontrer à son retour en Angleterre avec cette femme plus heureuse qu’elle appuyée sur son bras. Quelque bon ami dirait-il à la fiancée combien Talbot avait aimé et recherché la fille du banquier ? Aurora s’aperçut qu’elle avait pitié de cette femme plus heureuse qu’elle, qui, après tout, ne possèderait que le second amour de ce cœur orgueilleux, le pâle reflet d’un soleil qui s’était couché, la faible lueur d’un feu expirant après l’extinction de la grande flamme. On lui avait fait un lit avec des châles et des couvertures de voyage, étendus sur une chaise rustique, car elle était encore loin d’être forte, et elle était couchée à la brillante clarté du soleil de septembre, regardant le beau paysage, et écoutant le bourdonnement des scarabées et le cri des cigales sur le gazon uni.

Son père était allé à quelque distance avec Mme Powell, qui explorait toutes les crevasses et toutes les fentes des ruines avec la persévérance particulière aux gens habitués aux banalités ; mais le fidèle Mellish ne bougeait jamais d’à côté d’elle. Il observait son visage plongé dans la méditation, essayant d’en lire le secret, essayant de puiser un rayon d’espérance dans une expression qu’il pouvait y surprendre par hasard. Ni lui ni elle ne savaient depuis combien de temps il la contemplait ainsi, lorsque, se tournant pour lui parler du paysage qui se déroulait à ses pieds, elle le trouva à ses genoux, la suppliant d’avoir pitié de lui, de l’aimer, ou de le laisser l’aimer : ce qui était à près la même chose.