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AURORA FLOYD

qui traînent après eux la fausseté et la dissimulation aussi sûrement que les ombres qui nous suivent lorsque nous marchons au soleil, et il est rare que nous nous écartions de la stricte limite du bien sans être entraînés beaucoup plus loin que nous ne l’avions calculé. Hélas ! mon héroïne n’est pas sans défaut ; elle ôterait ses souliers pour les donner au pauvre qui marche nu-pieds ; elle s’arracherait le cœur de la poitrine si, en le faisant, elle pouvait guérir les blessures qu’elle avait faites au cœur dévoué de son père. Mais une ombre de folle démence a terni sa jeunesse, et elle a une terrible moisson à récolter de cette graine semée à la légère et à expier cruellement cette faute que l’oubli n’a pas effacée. Cependant, son caractère naturel, c’est la sincérité, la candeur même ; et il est beaucoup de jeunes femmes dont la vie a été dirigée et ordonnée avec autant de soin et d’élégance que les charmants jardins d’un square de Tyburnia, qui pourraient dire un mensonge de bien meilleure grâce qu’Aurora. Aussi, quand son père lui demanda pourquoi elle avait congédié Bulstrode, elle ne répondit pas à sa question, mais elle lui dit simplement qu’elle avait eu avec lui une querelle des plus pénibles, et qu’elle espérait ne plus jamais entendre prononcer le nom du Capitaine ; mais en même temps elle assura à Floyd que la conduite de son fiancé n’avait été en aucune façon indigne d’un gentleman et d’un homme d’honneur. Archibald obéit aveuglément à sa fille en cette affaire, et, comme on ne prononçait jamais le nom de Bulstrode, on eût dit que le souvenir de ce jeune homme était complétement effacé de son existence, ou qu’il n’avait jamais été pour rien dans la destinée d’Aurora. Dieu sait ce qu’Aurora ressentait et souffrait dans la solitude de sa petite chambre, basse de plafond et ornée de rideaux blancs, par les croisées de laquelle la douce lumière de la lune de mai pénétrait furtivement et formait un pâle rayonnement sur les murs. Dieu seul sait l’amertume de la lutte muette qu’elle soutenait. Sa vitalité lui donnait la force de souffrir ; sa vive imagination rendait chaque torture de la douleur plus sensible. Dans une âme lourde et apathique, le chagrin est une souffrance lente ;