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Quand elle l’eut vue, elle referma l’album et elle cria :

— Philibert, fais-moi donc le plaisir de reprendre tes élucubrations…, et puis, si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne pas laisser traîner tes paperasses !

Nous demeurâmes encore là quelque temps, car Félicie n’abandonnait cet endroit qu’à regret. Avec les premières ombres du soir, on vit courir les carrioles des fermes sur la route de Beaumont.

— Enfin ! dit Félicie, les voilà !

À tel et tel embranchement, elles quittaient la route pour s’enfoncer dans une allée de noyers. Alors, elles disparaissaient mais on les suivait à leur bruit grandissant. Et Félicie disait :

— Voilà Cornet… Ça, ce sont les gens de chez Pénilleau… Je reconnais le coup de fouet du père Moreau.

Des vols de courlis s’élevèrent, à longs cris, du côté de la rivière. Une pie attardée jacassait dans un arbre… De loin nous parvenait un bruit d’essieux : clic clac, clic clac. Un garçon de ferme sifflait. Des chiens aboyaient. Nous vîmes passer près de nous des vieilles femmes courbées sous un sac de toile bise ; elles s’arrêtaient, le temps de nous reconnaître, et murmuraient des mots inintelligibles. Philibert nous fit remarquer les troncs des sapins d’Épinay qui étaient couleur gelée de groseille et qui s’assombrirent tout à coup. Félicie me dit de mettre mon foulard, et la cloche de Courance sonna l’heure du dîner.


IV

UN HOMME VEUF

On me ramena à Beaumont, vers la fin de l’été, parce que mon père s’ennuyait trop. Grand’mère vint s’y installer en même temps et prendre la direction du ménage.

Je n’eus rien de plus pressé que de courir chez mesdemoiselles Pergelin, et je leur annonçai :

— Vous savez, maintenant, moi, j’ai une petite cousine !

— Comment, une cousine ? où l’as-tu trouvée ?

Mes deux amies étaient en deuil, comme moi, car elles avaient perdu leur frère Paul à la guerre ; et il y avait son uniforme étendu sur un lit, dans une chambre où l’on entrait comme à l’église.

— D’abord, il ne faut pas le dire ! C’est une cousine dont on ne parle pas.

Elles me saisirent chacune par une main, et m’emmenèrent dans le jardin. sous la tonnelle. Elles portaient de longs sarraus noirs, agrafés dans le dos.

— C’est que le noir est si chaud, par cette température ! disaient-elles ; alors, sous ces fourreaux-là, n’est-ce pas ? on peut ne rien mettre du tout, et on est à l’aise… Allons ! qu’est-ce que c’est que cette cousine ? Tu n’as pas d’oncle marié. C’est une petite-fille de madame Leduc ?

— Non, il n’est pas défendu de parler des petites-filles de madame Leduc.

— Oh ! mais… qu’est-ce qu’il veut dire ? en voilà, un roman !

Marguerite, l’aînée, s’étant assise sous la tonnelle, me prit sur ses genoux, et elle donna un coup à son chapeau de paille pour qu’il ne me chatouillât pas la figure.

— Comment s’appelle-t-elle, ta nouvelle cousine ?

— Je ne sais pas.

— Ah ! ah ! tu es un petit farceur !… tu n’as pas plus de cousine qu’il n’y en a dans le creux de ma main.

— Si. Autrefois, elle sautait à la corde ; maintenant, elle est couchée parce qu’il lui est arrivé un accident, et on lui achètera un corset qui coûte au moins trois cents francs…

— Pauvre petite ! Quelle espèce d’accident lui est-il arrivé ?

— Je ne sais pas.

— Mais d’où sort-elle ? Elle a poussé, comme ça, sous un chou ? Ton oncle Philibert n’est pas marié…

— Ça ne fait rien.

Elles se regardèrent toutes les deux.

— Il a une femme qui n’est pas sa femme…

— Oh ! — C’est pour cela qu’il est un « dévoyé », et il n’aura rien dans l’héritage de tante Félicie.

Elles joignirent les mains :

— Mais qu’est-ce que tu nous racontes là ? C’est absolument insensé ! Avec qui causais-tu donc, quand tu étais à Courance ?