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par-dessus le livre de comptes, l’odeur de chacune de ses terres, de chacune de ses étables, et elle en évoquait avec une précision minutieuse les plus infimes détails, Comme un exilé qui pense au jardin de son père. Elle ne congédiait plus ses hommes sans leur dire :

— C’est peut-être la dernière fois que nous comptons ensemble ; mais, que j’y sois ou que je n’y sois plus, il n’y aura rien de changé.

On interprétait de différentes façons ces paroles ambiguës. L’interroger sur l’avenir semblait encore prématuré et de mauvais goût. Elle-même ajoutait parfois ce commentaire :

— Qu’est-ce que je suis, moi ? rien. Qui est-ce qui vous nourrit ? c’est Courance.

On le savait bien ; et c’était Courance que tous convoitaient.

Cet appétit naturel se dissimulait à peine depuis que Félicie baissait. Casimir était certain de prévoir la teneur du testament, à un legs près. Il s’interdisait d’être trop optimiste : les parent s âgés ne devaient compter que sur une petite rente… à moins que la nécessité, surgissant des affaires du moulin de Gruteau, ne forçât la main à la testatrice : « Avec le tiers d’une ferme, elle comblerait le trou !… » Selon lui, « Courance serait partagé en deux moitiés divises ou indivises, attribuées aux deux neveux : Philibert, d’une part, et le petit, de l’autre, venant en représentation de feu sa pauvre mère ».

— Du petit, n’en parlons pas : Nadaud sera là qui prendra les intérêts de son fils et qui, personnellement, aura faim pour plusieurs. J’ai tout lieu d’espérer que Philibert se conduira bien avec nous…

— Mais, l’oncle Planté ? disait grand’mère.

En effet ! on l’oubliait toujours. Cependant, il était probable qu’il garderait sa vie durant, la jouissance de toute la fortune.

— La mort de sa femme, quoi qu’on en pense, sera pour lui un grand coup.

— Il a toujours eu l’habitude de vivre dans son ombre.

La plus acharnée à connaître son sort à venir était la vieille tante Gillot, la centenaire. Elle venait fréquemment, depuis le voyage de Paris, sous prétexte de demander des nouvelles, et la peur qu’elle avait que l’on touchât à la rente que lui servait Félicie perçait sous toutes ses interrogations. Elle eut plus d’audace que les autres et ouvrit la brèche en parlant presque nettement. Tout le monde s’y précipita :

— Un malheur est si vite arrivé ! Félicie, vois-tu, il n’est jamais trop tôt pour mettre ordres à ses affaires…

— Tout est en ordre, nous le savons bien. Ah ! certes, ce n’est pas la confiance en toi qui nous manque !

— Mais c’est précisément cette confiance aveugle que nous avons en toi, qui nous fait redouter de tomber entre les mains de Dieu sait qui !

— Il est bien évident que nous pouvons tous disparaître avant toi, mais, notre chandelle éteinte, à nous, personne ne s’en apercevra : tandis que…

Félicie regarda une à une toutes les bouches et dit :

— Vous aurez à manger.


XII

LA TERRE EST SAUVE !

Félicie s’alita dans les premiers jours de septembre.

On ne la vit pas descendre, un matin ; au moment de se mettre à table, ces dames s’interrogèrent en désignant la place vide, et grand’mère fit signe de la tête : « Non ». Pendant quelques jours encore, on posa son couvert, à la place habituelle, devant la cheminée, sous la photographie et le Cupidon. L’oncle Planté regardait, en face de lui, la serviette sanglée dans le rond d’ivoire.

La femme de Philibert se révéla promptement une garde-malade incomparable. Elle, grand’mère et la Boscotte montaient et descendaient tout le jour ; on les rencontrait dans le corridor, faisant du vent à leur passage. Et Félicie ne voulait point que les autres personnes entrassent dans sa chambre, car elle avait honte de se montrer délabrée.