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a été si lente à se dégager. C’est la tradition grecque qui longtemps a obscurci la vision des savants, en masquant l’identité de nature des opérations relatives aux nombres et de celles qui concernent les grandeurs, et en imposant pour l’étude de ces deux types d’opérations, l’usage d’une terminologie et de méthodes de raisonnement différentes.

C’est ainsi que Tartaglia, l’un des plus grands algébristes du xvie siècle, reproche à un traducteur d’Euclide d’avoir indifféremment employé dans un même sens les mots multiplicare et ducere. Il faut, dit-il, distinguer entre ces deux mots : le premier se dira des nombres, tandis que ducere conviendra s’il s’agit de grandeurs géométriques. Pareillement, pour désigner l’opération de la division, on devra dire partire ou misurare suivant que l’on parlera de nombres et de grandeurs.

Cinquante ans plus tard, Viète considère encore la science des nombres et celle des grandeurs comme ayant

    1919), M. Zeuthen a développé les arguments qui le portent à attribuer aux Grecs une part prépondérante dans la création de l’algèbre. Les conclusions de M. Zeuthen ne sont pas, croyons-nous, en contradiction avec la thèse que nous soutenons ici. Pour M. Zeuthen, le mot « algèbre » désigne un certain ensemble de problèmes déterminés, tandis que nous l’employons ici, et dans les pages qui suivront, pour désigner, avant tout, un point de vue et une méthode. D’autre part, M. Zeuthen est conduit à situer les origines grecques de l’algèbre, non pas tant dans les œuvres théoriques des géomètres hellènes, que dans les calculs des logisticiens ; et il soutient que, si les travaux des calculateurs antérieurs à Platon nous étaient mieux connus, nous y trouverions sans doute beaucoup de règles et de procèdes mathématiques dont nous attribuons à tort l’invention aux Arabes ou aux Hindous. M. Zeuthen a sans doute raison. Mais il reste vrai que, précisément parce qu’ils tournent le dos à la logistique, les mathématiciens théoriciens de la grande époque grecque adoptent un point de vue qui les éloigne de l’idéal algébrique.