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de gentils oiselets Parisiens continuer ce désarmant babillage, en se félicitant qu’ils n’effleurassent même pas le sujet qui lui tenait tant à cœur ? … Elle les écoutait raconter leur future expédition d’Amérique avec une légèreté qui donnait l’impression une fois de plus qu’ils jouaient à la vie ; et ils venaient de traverser, sans y rien apprendre, une si redoutable épreuve ! Ely leur enviait ces facultés d’oubli, de recommencement, d’illusion. Mais toutes ces destinées, et celles aussi de Marsh, de Verdier, de Corancez, n’étaient-elles pas semblables ? N’avaient-elles pas, devant elles, de l’air, de l’étendue, l’indéfini de l’avenir, — telles des barques lancées sur un grand fleuve qui va les porter là-bas, vers un libre océan ? Sa destinée, à elle, au contraire, c’était le bateau engagé dans un bras étroit de rivière et qui s’arrête, emprisonné contre un barrage au delà duquel l’attendent les tourbillons, la cataracte, le précipice. Un mot prononcé par Yvonne — sur sa joie d’aller voir le Niagara — avait fait naître dans l’esprit d’Ely cette image. Elle se complut à ce symbole trop vrai de son isolement sentimental ; et sans cesse, durant ces visites, ses regards se tournaient vers Louise, comme si elle avait voulu se bien convaincre qu’elle avait pourtant un témoin de ses émotions, un cœur capable de la comprendre, de la plaindre, de la servir. De la servir surtout ! À travers les phrases qu’elle écoutait et auxquelles elle répondait, sa pensée continuait de suivre son idée : comment savoir si Pierre était