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de fumoir, il sembla que, par miracle, le podagre se fût soudain rajeuni. Sa taille s’était redressée, ses pieds ne traînaient plus sur le parquet un poids aussi lourd. Son démon, comme eussent dit ses chers Athéniens, s’était emparé de lui, et il commençait d’expliquer son musée avec une flamme dont il était impossible de sourire. Sous sa parole ardente, le marbre mutilé s’animait, vivait. Il le voyait dans toute sa fraîcheur d’il y a deux mille quatre cents ans, et, par un irrésistible hypnotisme, sa vision se communiquait aux plus sceptiques de ses auditeurs :

— « Voilà, » disait-il, « les plus vénérables des images… Ce sont trois statues d’Héra, trois Junons, sous leur forme primitive : l’idole de bois, copiée en pierre par un ciseau qui hésite encore. »

— « Le xoanon, » fit Florence Marsh.

— « Vous connaissez le xoanon ! » s’écria Fregoso, qui dès lors ne s’adressa plus qu’à la jeune Américaine. « Alors, mademoiselle, vous êtes digne de comprendre la beauté de ces trois exemplaires. Ils sont uniques. Ni celui de Délos, ni celui de Samos, ni celui de l’Acropole ne les valent… Regardez-les tous trois. C’est la vie que vous voyez naître… Ici, le corps est dans sa gaine encore, et quelle gaine ! Rude comme le feutre des grossiers lainages. Il respire pourtant : les seins sont là, les hanches, les jambes… Puis cette étoffe se fait souple, c’est un tissu délicat de laine fine, une longue chemisette fendue qui