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ma vie. Je suis mécanicien. Je suis cocher. Je suis charpentier. Je suis pilote. Je suis capitaine au long cours… »

Par cette après-midi ou la Jenny voguait vers Gênes, ce maître Jacques de l’Ohio exerçait donc le dernier des vingt métiers qu’il se vantait de posséder. Il était sur sa passerelle de commandement, sa lunette à la main, une carte marine devant lui, coiffé de la casquette à galons d’or, et son attention à diriger la manœuvre était aussi entière, aussi scrupuleuse que s’il n’eût jamais eu ici-bas qu’un souci : donner des instructions à un équipage de matelots. Il avait au suprême degré ce trait commun à tous les puissants travailleurs : il était tout entier toujours à la besogne actuelle. Pour lui, en ce moment, cette mer si bleue, si douce, si profonde, immense nappe d’azur à peine frissonnante, n’était qu’un champ de course, de quoi se livrer au goût de la lutte pour la lutte, le vrai plaisir national des Anglo-Saxons. À cinq cents mètres de la Jenny, en avant, à droite, se dessinait le gréement d’un second yacht, peint en noir, plus bas sur l’eau et de coque plus effilée, qui marchait à toute vapeur. C’était la Dalila, le bateau de lord Herbert Bohun. Plus loin encore, toujours en avant, mais à gauche, un troisième yacht filait dans la même direction, blanc comme la Jenny, mais plus renflé. C’était l’Albatros, le joujou préféré d’un des grands-ducs de Russie en villégiature à Cannes. L’Américain avait laissé les deux yachts partir bien avant lui, avec l’intention, aussitôt