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qu’il m’a fallu rencontrer, de cet amour à base de haine et de mépris ! Pourquoi, Dieu juste ? Pourquoi ? Qui m’eût dit, par le soir de juillet où cette folie a commencé, que j’en étais à une des heures les plus solennelles de ma vie ? J’avais bien travaillé tout le jour et dîné seul. J’étais sorti pour respirer un peu, je flânais le long de ma canne et de mon spleen, regardant les passants et les passantes sans autre projet que de gagner dix heures. Quelle invisible démon a conduit mes pas du côté de la Comédie ? Pourquoi suis-je monté au foyer, où je n’étais pas venu depuis des mois, dire bonjour au vieux Farguet, dont je me souciais comme de mon premier article ? Pourquoi ai-je eu de l’esprit, dans ce foyer, et ma fantaisie des meilleures heures, moi qui me suis vu si souvent, aux dîners du monde, aussi muet que la carpe à la Chambord du menu ? Pourquoi Colette se trouvait-elle là dans cet adorable costume des jeunes filles de l’ancien répertoire ? Elle jouait la Rosine du Barbier : « Quand dans la plaine— l’Amour ramène— le printemps… » J’allai dans la salle lui entendre chanter cet air. Pourquoi me regardait-elle en le chantant, si visiblement émue que je n’osais pas comprendre ? Pourquoi avait-elle cette bouche, ces yeux, ce profil, ce visage où il semble que l’on puisse lire la douleur d’une