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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

« prendre des lunettes. » L’âge me touchait. Je ne lui fis pas un accueil aimable. Mais je me soumis. Je commandai un binocle et une paire de besicles… »

Remarquez, Messieurs, ce mot, je me soumis, et de quel accent il est prononcé. Il va vous éclairer la suite de cette très simple mais très significative anecdote. Ce n’est pas à l’âge seulement que l’écrivain l’adresse, comprenez-le bien. C’est à la vie tout entière, c’est à la réalité, c’est à la communauté sociale dont il voudra désormais être un membre utile, un ouvrier bienfaisant. Cette petite phrase, c’est la démission du mousquetaire. L’opticien n’avait pas les verres demandés. Il lui fallait une demi-heure pour les préparer. M. Maxime Du Camp sortit pour tuer cette demi-heure en flânant au hasard. Il se trouva sur le Pont-Neuf. C’était un de ces beaux jours du renouveau parisien, où il y a comme une fièvre légère de vivre éparse dans l’air. De petits nuages couraient sur le soleil. L’eau de la Seine coulait rapide et brillante, ici brisée contre le ponton d’une école de natation, là charriant un train de bois. La brise dispersait gaiement la fumée sur la cheminée voisine de l’hôtel des Monnaies. Passants et voitures se pressaient sur ce pont, autour de la statue du roi Henri, relique de la chère vieille France. L’écrivain était dans un de ces moments où l’homme, qui va cesser d’être jeune, pense à la vie, avec une gravité résignée qui lui fait retrouver partout l’image de ses propres mélancolies. La toute petite déchéance physiologique, dont sa visite chez l’opticien venait de le convaincre, lui avait rappelé ce qui s’oublie si vite, cette loi de l’inévitable destruction qui gouverne