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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

mots où le romancier a su faire tenir tout l’orgueil d’une nature qui s’est sentie égale à un grand destin et toute l’humiliation de ce destin manqué ! Et dans ses Souvenirs, enveloppant du plus sévère verdict même ce remarquable livre : « Tout ce que j’ai fait, » a-t-il dit, « tout ce que j’ai écrit à cette époque n’était qu’un apprentissage destiné à me rendre moins difficile la tâche que j’allais entreprendre. » On ne saurait souscrire sans réserve à cet arrêt quand on vient de lire justement les Forces perdues. On ne peut en méconnaître la courageuse véracité, quand, après ces années de dispersion et d’inquiétude, on voit l’homme de quarante ans se retourner tout d’un coup, se ramasser, se ressaisir, s’appliquer à lui-même la discipline si virilement conseillée jadis à Flaubert. Et l’enfant du siècle, fatigué de passions vaines, d’inutiles mélancolies, d’aventures romantiques, se transforme en un vigoureux, en un vaillant ouvrier de la plume qui n’aura devant lui désormais qu’une seule œuvre, mais large, mâle, civique, et il va s’y consacrer, s’y vouer, s’y régénérer tout entier.

Il a rapporté, avec cette simplicité un peu altière dans la bonhomie qui donne un tour si particulier à ses confidences, l’épisode qui marqua cette vocation définitive de sa destinée d’artiste. Ne vous attendez pas au récit d’un événement solennel. Les heures décisives de l’existence littéraire sont le plus souvent très simples. Il en est d’elles comme de ces tournants de routes dans les Alpes, pareils, semble-t-il, aux autres lacets du chemin. Ils manquent pourtant de découverte d’un versant nouveau, un immense