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DISCOURS DE RÉCEPTION

1829, avait déjà composé une bibliothèque entière de romans signés de pseudonymes, et qui, de 1829 à 1849, conçut et réalisa les quarante volumes de la Comédie humaine ? L’écart est trop fort, chez ces maîtres incontestés de l’observation, entre l’œuvre et l’expérience passionnelle pour que l’on puisse attribuer cet effet à cette cause. Et inversement, la littérature spontanée, celle des Mémoires et des Correspondances, dont notre époque est si friande et qui émane le plus souvent de personnes ayant beaucoup vécu et d’une vie très intense, dépasse-t-elle, sauf exceptions, le niveau du document ? Le don d’expression y est infiniment rare, infiniment rare le don de rendre le coloris de cette vie à laquelle les auteurs ont pourtant participé, à laquelle ils sont encore mêlés par la rancune ou par le regret, par l’amour-propre ou par l’enthousiasme. Concluons donc que la meilleure condition de naissance et de développement pour le talent littéraire est une existence moyenne, plus réfléchie que remuée, plus contemplative qu’agissante. « Fuyez les orages, » aimait à répéter à ses disciples le divin Léonard. Ces orages dangereux de l’action et de la passion, M. Maxime Du Camp passa les dix ans de sa seconde jeunesse à les rechercher. C’est l’autre forme du mal du siècle qui a toujours oscillé entre ces deux pôles : mépriser la vie ou en abuser. Il a lui-même reconnu et condamné la stérilité anxieuse de ces agitations d’alors dans le dernier et le plus beau de ses romans, celui où il a rédigé le testament de ces années-là : les Forces perdues. Quel titre, Messieurs, et quelle confession que ces deux