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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

les Mémoires secrets qu’il a déposés à la Bibliothèque nationale auront été publiés, il sera loisible de décrire avec précision les troubles dont il fut victime à cette période. Ce fut celle des tumultueuses et confuses agitations dont je vous entretenais en commençant ce discours. Il avait adopté et il essayait de pratiquer une théorie chère aux romantiques, celle de la bienfaisance littéraire des passions. Théorie aussi spécieuse qu’elle est décevante ! Car il semble bien que l’artiste doive être d’autant plus inspiré, d’autant plus fort s’il copie des émotions vraiment éprouvées. Et cependant, d’illustres exemples sont là pour le démontrer, le secret du génie est ailleurs que dans les fièvres de la vie sentimentale. Les plus grands peintres de la nature humaine, ceux qui en ont le plus profondément scruté les mystères, le plus éloquemment traduit les joies et les souffrances, furent-ils des hommes qui vécurent d’une vie très passionnée, très chargée de drames de cœur ? Non, mais bien plutôt des artisans professionnels, d’une expérience courte, d’une destinée presque nue et plate, peu mêlés à la vie et dont les plus importantes aventures furent simplement leurs œuvres. À quel moment Shakespeare, par exemple, a-t-il pu vivre et se laisser rouler, comme dit Maxime Du Camp, « par la houle humaine », lui qui cumula trente ans durant les absorbantes fonctions d’auteur dramatique, d’acteur et d’entrepreneur de théâtre ? À quel moment Molière, que son métier tenait à part du monde et qui éprouva l’amour dans des conditions si médiocres, presque si ridicules ? À quel moment Balzac, ce forçat de la copie, qui, avant