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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

capable de vous émouvoir. » La lecture s’achève en plusieurs séances. Les deux confidents demeurent atterrés. L’œuvre leur paraît absolument, irrémissiblement manquée : « Après la dernière lecture, raconte Du Camp, nous eûmes, Bouilhet et moi, une conférence, et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de notre ami une franchise sans réserve. » Et il ajoute : « Des phrases ! Des phrases ! Belles, habilement construites, souvent redondantes, faites d’images grandioses et de métaphores inattendues ! Mais rien que des phrases !… Voilà ce qu’avait fait Flaubert, sous prétexte de pousser le romantisme à outrance. » Donc c’est à l’Idéal romantique qu’il faut essayer de l’arracher. Écoutez maintenant la consultation : « Du moment, lui dimes-nous, que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme soit si ridicule que tu sois forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel et presque familier. » Est-ce bien le Maxime Du Camp, en révolte constante contre son époque, qui parle ainsi, et qui appuie de toute son influence le projet, adopté par Flaubert, de raconter l’humble malheur d’un officier de santé des environs de Rouen ? Cette causerie avait lieu vers 1850. Madame Bovary paraissait en 1856. Du Camp avait eu raison. Éclairé pour une minute, par son affection, sur l’évidence de l’erreur où se débattait son ami, il lui avait donné précisément le conseil opportun, nécessaire, celui de sortir de soi-même. Il l’avait rappelé à l’étude du réel. C’était le rappeler du même coup à l’étude, à l’accepta-