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DISCOURS DE RÉCEPTION

des combats de gladiateurs dans le jardin de Croisset. On devine en eux quelque chose d’effréné tout ensemble et d’aride, d’amer et de stérile. Ils sont dans cet état singulier d’égoïsme émotif où il semble que l’âme ait gardé intacte la puissance de souffrir en perdant celle de se donner. Ils ne rêvent que littérature, ils sont jeunes, ils sont libres, et aucune œuvre ne naît sous leurs mains. Ils vont avoir trente ans et ils n’ont rien fait, tant il est vrai que le principe de la création intellectuelle, comme de toutes les autres, réside dans le don magnanime et irraisonné de soi-même, dans l’élan attendri vers les autres, dans la chaleur de l’enthousiasme, et que le génie de l’artiste est comme toutes les grandes choses du monde : un acte de foi et d’amour.

Des deux amis, Gustave Flaubert paraissait le plus malade. Il devait guérir le premier. L’anecdote qui marque cette guérison vaut la peine d’être reprise dans les Souvenirs de M. Maxime Du Camp. Elle jette un jour très vif sur les beaux côtés de cette amitié et de cette jeunesse. Les écrivains de ce temps-là pouvaient se tromper. Ils étaient d’une entière bonne foi. Ils savaient se dire et entendre la vérité. À travers ces accablements et ces colères, ces songeries et ces paradoxes, Flaubert venait de composer un long poème en prose, — un premier texte, remanié depuis, de sa Tentation de saint Antoine. Il convoque ses deux compagnons préférés, Du Camp et Louis Bouilhet, pour leur lire son œuvre : « Il agitait les feuillets au-dessus de sa tête en s’écriant : Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme c’est que rien n’est