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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

complet. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir… » Voilà le ton de leurs confidences au lendemain d’un deuil de famille. En proie à cette fureur de mépris, toute participation à une activité sociale leur répugne comme une bassesse. Flaubert un jour manifeste l’idée de solliciter une place dans une ambassade. Du Camp lui répond le plus sérieusement du monde : « Une maladie mentale ou la conséquence d’un dîner de famille trop copieux, peut seule expliquer ta proposition saugrenue, » et l’autre, honteux d’avoir pu penser une seconde à servir l’État : « Tu as raison. Je suis un misérable. Sois magnanime. Pardonne-moi. » La Patrie, la Famille, tous les liens qui rattachent l’homme à un milieu ne leur sont que des chaînes et que l’on devine insupportables. La manie de l’exotisme les dévore, follement chimérique et inefficace. Il y a du Bouvard et du Pécuchet dans leur nostalgie. Ils se promènent dans les rues de Paris ou celles de Rouen, et ils s’écrient : « Nous mourrons sans avoir vu Bénarès. C’est une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. » Détournée du réel et jouant à vide, leur imagination se corrompt en fantaisies, bien malsaines si elles n’étaient encore plus puériles. C’est aux époques les plus perverses de l’histoire qu’ils se complaisent. Ils parlent couramment des « hautes splendeurs de l’empire romain », et ils déclarent que « Néron représente le point culminant du monde antique ». Lisant le De gladiatoribus de Juste Lipse, ils se désespèrent de ne pouvoir donner