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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

miers romans de Balzac et de George Sand, les premiers vers de Gautier. Et, à travers ces lectures, il s’imprégnait, il se saturait de cet Idéal complexe et dangereux qui fut celui du romantisme. Idéal complexe, car il s’y mélange un héroïque souffle d’orgueil, emprunté aux tout voisins prodiges de la légende Napoléonienne, et une tristesse découragée, désespérée, prise à Byron, au Gœthe de Werther, aux grands poètes allemands et anglais, soudain révélés. Le contre-coup de l’immense ébranlement révolutionnaire y ajoute encore sa fièvre et son inquiétude. Idéal dangereux aussi, car il se résume dans une conception lyrique de la vie, et demander à la vie de suffire à une exaltation continue, c’est méconnaitre la loi même de notre sort. Mais où l’adolescent qui lit au collège des poètes et des romanciers l’aurait-il apprise, cette loi du sort ? Il va, recueillant, à travers ces livres, toutes les fleurs des sentiments humains, et se les appropriant, se les appliquant pour s’en composer une âme. Il ressemble à son frère enfant qui, lui, va coupant des fleurs pour jouer au jardinier et qui les plante dans un tas de sable soigneusement amassé. L’enfant croit s’être ainsi fait un vrai jardin. Il le laisse à midi tout parfumé, tout éclatant, puis quand il revient au soir, il trouve que les corolles se sont fanées, que ce jardin d’une heure est déjà flétri, et il se lamente, parce qu’il est un enfant et qui ne sait pas que les fleurs ont des racines. Il ignore que cette grâce odorante et fragile des corolles est la récompense du patient travail de la graine sous la terre. L’adolescent, lui, ne sait pas davantage que les sentiments ont des conditions. Il ignore