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LE SPECTRE DU RAVIN

et il est naturel qu’un père hésite sur le seuil d’une nouvelle vie pour son unique enfant, son seul trésor sur terre n’est-ce pas ?

— Je comprends ! Je comprends ! murmura Jean.

— Cependant… oui, Jean, je consens à ce que vous parliez à Marielle, et, quoique la chère petite n’ait pu lire encore dans son cœur, je crois pouvoir vous affirmer qu’elle vous aime.

— Merci ! Merci, M. Dupas, pour ces bonnes paroles ! s’écria Jean, les larmes aux yeux. Je lui parlerai !… bientôt… Pas ce soir, mais demain, peut-être… Encore et encore merci !

— Allons, maintenant ! Partons pour le « Manoir-Roux » ! dit Pierre Dupas. Il nous faudrait subir un discours de Nounou, si nous arrivions en retard, ajouta-t-il, en riant.

Marielle tendit les deux mains à Jean quand il arriva au « Manoir-Roux », et une grande joie brilla dans ses yeux. Jean pressa les mains que la jeune fille lui abandonnait, tandis que le cœur du jeune homme débordait de bonheur.

— C’est une visite rare que la vôtre ! s’exclama Marielle.

— J’expliquais à M. Dupas que je suis toujours si occupé maintenant, Mlle Marielle ; mais je serai libre tous les dimanches maintenant et, si vous le voulez bien, je serai heureux de venir souper et veiller au « Manoir-Roux »… comme jadis.

Vers les huit heures arrivèrent Messieurs Leroy, père et fils, puis Mlle Dulac et sa nièce Anastasie. On causa, on fit de la musique et on s’amusa bien. Cependant, Jean, repris de doutes, observait Marielle et Maurice Leroy… Malgré lui, il fronçait les sourcils quand il les voyait, penchés, tous deux sur quelque morceau de musique, qu’ils essayaient de déchiffrer ensemble.

Les amabilités et minauderies d’Anastasie Dulac n’étaient pas de nature à consoler Jean ! Anastasie, quoiqu’elle affectât des airs d’ingénue, ne devait plus voir ses trente ans ; de plus, elle avait subi « des ans l’irréparable outrage », et Jean sentait le rouge de la colère lui monter au visage en voyant qu’on avait l’air de trouver qu’il était de son devoir (à lui, Jean) de faire la cour à Anastasie, puisque Marielle était occupée avec Maurice Leroy.

Mlle Anastasie fut priée de chanter et comme elle avait apporté des chansons, pour le cas où on la demanderait, Jean se vit obligé de tourner les pages de la musique de cette demoiselle, tandis qu’elle chantait, tout en regardant ce pauvre Jean d’un œil langoureux :


DIS !

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Tu le devines bien !…
L’amour est le bonheur suprême ;
Il unit d’un doux lien,
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

II

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Si ma bouche se tait,
Cher ami, tu comprends quand même
Mon sentiment discret !
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

III

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Bien sûr, depuis longtemps,
Tu dus résoudre le problème
De mon amour constant
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

Quand Anastasie eut terminé sa chanson, Jean jeta les yeux autour de lui, et il vit… un sourire amusé sur tous les visages, excepté sur celui de la tante d’Anastasie. Tous, Pierre Dupas, Marielle, Messieurs Leroy, père et fils, la trouvaient si ridicule cette pauvre Anastasie ! Maurice Leroy, lui le visage cramoisi, étouffait de rire, littéralement ; c’était si drôle aussi, de voir Anastasie, cette ancienne jeune fille, chanter une chanson d’amour à Jean Bahr !

— M. Bahr doit être plus jeune que moi, se disait Maurice, et vrai, je n’aimerais pas être ainsi courtisé par l’antique et sentimentale Anastasie !

Mais Jean, mal disposé, depuis quelque temps, ne comprit pas — ou ne voulut pas comprendre — ce qui amusait tant l’assistance. Personne n’aime à se trouver dans une situation ridicule, et Jean, voyant un sourire amusé sur tous les visages, se sentit, tout à coup, pris d’une grande colère et aussi d’un grand découragement… Ce sourire sur les lèvres de Marielle… N’aurait-elle pas dû sympathiser avec lui plutôt et déplorer la position dans laquelle il s’était trouvé !

Jean n’allait pas faire une scène n’est-ce pas ? Les scènes ne sont pas admises, dans la bonne société. Le jeune homme endura son mal aussi patiemment qu’il le put, mais il saisit le premier prétexte venu pour retourner chez lui.

Quand il fut de retour au « Gîte », Jean ne put se contenir plus longtemps, et tandis que Léo le regardait avec des yeux sympathiques, le jeune homme pleura toutes ses larmes… Marielle ! … Oui, Marielle était bien perdue, pour lui !… Alors, que faisait-il sur cette île ?…

À onze heures, Jean se coucha ; mais, il avait résolu une chose : c’est qu’il quitterait, le lendemain matin, et pour toujours, le Rocher aux Oiseaux, car, pour lui, la vie n’y était plus tenable.


CHAPITRE XVI

LE PRESSENTIMENT


À quoi sert de se mettre au lit si on ne peut dormir ? Nous n’avons pas été crées et mis au monde pour passer notre temps étendus sur un lit ou sur un canapé, n’est-ce-pas ?… « On est plus longtemps couché que debout » dit un vieux proverbe. Il y a des gens qui trouvent leurs délices d’être presque continuellement couchés ; ils se lèvent tard, puis ils déjeunent, après quoi ils s’étendent sur un canapé pour la majeure partie de l’après-midi, se levant pour le repas du soir. Ces sortes de gens sont vraiment à plaindre, et je me hâte de vous dire qu’aucun des héros de ce récit n’appartiennent à la catégorie des endormis.

Jean Bahr ne pouvait dormir… En vain essayait-il de fermer les yeux ; le sommeil avait fui loin de lui. Il se leva, décidé à aller se