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LE SPECTRE DU RAVIN

— Vous êtes ? demanda-t-il.

— Moi, M. Bahr, j’suis Nounou, la servante de M. Dupas, et avec ça que j’suis sa servante depuis vingt ans… Comme de raison que vous voudriez savoir tout c’qui s’est passé, depuis le jour où vous avez failli vous noyer ; mais, comme me disait M. Dupas, pendant qu’il prenait son déjeuner, i’n’faut pas vous fatiguer avec mon verbiage… Comme si je n’savais pas qu’un malade a besoin de r’pos et qu’il n’faut pas lui casser les oreilles à lui raconter des sornettes !… Mais, tout c’que j’puis vous dire, c’est q’vous êtes le bienvenu ici, et q’vous n’manquerez pas d’soins… Mais, s’il vous plaît boire c’bouillon à la reine ; il est bon, j’puis vous le r’commander, car, c’est ma spécialité, à moi l’bouillon à la reine, et comme disait feu mon défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, il n’y a rien de tel qu’un bouillon à la reine quand on se sent mal en train.

Jean Bahr regardait Nounou avec étonnement et aussi avec amusement… Jamais, non jamais il n’avait été envahi par un tel flot de langage !… Il but le bouillon et remit le bol à Nounou, la remerciant avec un sourire.

— Nous sommes contents d’vous voir mieux, j’vous en passe un billet, Monsieur ! reprit Nounou, car, sans médecin pour nous conseiller, nous n’savions pas tout à fait c’que nous devions faire pour vous soigner, et, aujourd’hui pour demain, si vous aviez rempiré, nous aurions été bien en peine… Mais, vous s’rez bientôt sur pied, à présent, c’es sûr, et vous aimerez cette île… Il y a quatorze ans que nous sommes ici, nous, et nous nous y plaisons ; même, M. Dupas ne retournerait pas vivre dans les villes pour une fortune… Cette maison, on la nomme « Manoir-Roux » ; c’est Mademoiselle…

— Nounou ! appela, en ce moment, une voix claire et jeune. Viens ici !

À cette voix, Jean Bahr tressaillit ; il y avait donc une jeune fille dans cette maison ?… Qui sait ?… La vision de la veille !… Mais, non… l’ange qu’il avait entrevu, penché sur lui, n’appartenait pas à la terre… C’était une hallucination, plutôt ; effet de la fièvre… Comment supposer qu’une jeune fille d’une aussi extraordinaire beauté habitait ce rocher isolé ?…

Nounou, à l’appel de la jeune fille, quitta précipitamment la salle et, au bout de quelques instants, des pas légers se firent entendre… puis… Jean Bahr sentit tout son sang refluer à son cœur : au pied du canapé où il était couché venait d’apparaître la radieuse vision de la veille !


CHAPITRE X

CONVALESCENCE


Jean Bahr entra en convalescence et bientôt il put quitter son canapé et s’installer sur un fauteuil, que Nounou tenait toujours moelleusement matelassé d’oreillers et de coussins. Au bout d’une dizaine de jours, il put prendre part à la vie commune, et quoiqu’il ne pût sortir encore, on le considérait hors de danger, presque guéri.

Combien Jean se trouvait heureux au « Manoir-Roux » !… M. Dupas était un homme charmant, intelligent et bon et il avait l’air si content d’avoir un compagnon pour l’hiver ! Déjà Pierre Dupas avait fait des plans pour la chasse aux morses, et ces plans il les avait soumis à Jean… Oui, on allait faire merveille, cette année !

Quant à Marielle… Ah ! Marielle !… Jamais Jean Bahr n’avait rêvé même, un être aussi parfait… Marielle… Jean l’admirait tellement, qu’il ne trouvait pas de mots pour exprimer ses pensées… Non qu’il eut osé exprimer ses pensées tout haut : La parfaite innocence de la jeune insulaire, la complète absence de coquetterie, chez elle, inspirait au jeune homme un respect qui ressemblait à de l’idolâtrie… Jean Bahr aimait déjà Marielle ; c’est tout dire… Le long hiver sur le Rocher aux Oiseaux ne l’effrayait pas ; au contraire… il n’eut pas quitté ce coin de terre où vivait celle qu’il aimait pour des millions !

Et Marielle ?… Marielle était parfaitement heureuse, et elle ne regrettait plus d’avoir refusé l’invitation de sa tante Solange. Elle non plus, n’eut pas quitté l’île pour tout au monde… Aimait-elle Jean Bahr ?… Qui eut pu le dire ?… Elle-même n’eut pu définir ses sentiments à l’égard du jeune homme, d’ailleurs… Chose certaine, c’est qu’elle était contente d’avoir, en Jean Bahr, un gai compagnon, aux idées jeunes et riantes.

Nounou, elle aussi, aimait Jean et elle lui prouvait son attachement lui confectionnant des petits plats délicats et exquis. Il est bon d’être bien vu de la cuisinière, dit-on ; Jean avait gagné le cœur de Nounou… et il s’en trouvait fort bien.

Une chambre à coucher avait été mise à la disposition de Jean ; mais, durant le jour, il se tenait dans le boudoir de Marielle. Il faisait la lecture à haute voix à la jeune fille, il tenait ses écheveaux de laine ou de soie, et quelquefois, sur le désir de cette dernière, il se mettait au piano et il chantait. Il possédait une belle voix de ténor et, quoiqu’il ne fût pas musicien, il pouvait accompagner ses chansons car il avait une oreille très juste.

Le soir, on veillait tous ensemble ; on causait, on faisait de la musique les heures passant vite et agréablement.

Un soir, Jean retira de la poche de son habit un portrait, qu’il montra à Marielle : c’était celui d’une jeune fille aux cheveux bruns, aux yeux bruns aussi, doux et rêveurs.

— C’est ma sœur, Mlle Dupas, dit-il.

— Elle vous ressemble beaucoup, dit Marielle. Ne trouvez-vous pas, père, que cette jeune fille ressemble beaucoup à M. Bahr ?… Ce n’est pas surprenant d’ailleurs, puisqu’elle est sa sœur.

— En effet, elle vous ressemble ! affirma Pierre Dupas. Comment se nomme-t-elle votre sœur, M. Bahr ?

— Elle se nomme…

À ce moment, Nounou entra dans la salle, portant, sur un plateau un petit goûter, ainsi qu’elle le faisait, chaque soir.

— Quelle heure est-il donc, Nounou ? demanda Marielle. Tu nous apportes le goûter de bien bonne heure, il me semble !

— Il est neuf heures, Mlle Marielle, répondit Nounou, et comme c’est votre habitude d’réveillonner à cette heure, j’vous apporte du chocolat et des biscuits, car i’n’faut pas que M.